25 nov. 2012

Bien à toi

Bien à toi, 63 cartes postales 10 x 15 cm, 2012



     Le projet Bien à toi est né du désir d'entretenir une relation humaine et intellectuelle lors d'une séparation géographique de deux mois. En amorçant une correspondance, un échange quotidien de lettres, nous avons pu confronter, mettre en regard les lieux que nous occupions respectivement ainsi que les activités qui étaient les nôtres en ce temps donné.

     À mesure qu'elle avançait, notre réflexion a pris un caractère auto-référentiel quant à l'action même de s'écrire. L'usage du format normé de la page A4, la graphie comme geste et processus d'apprentissage ou encore la question du texte adressé, telle devenait la matière de nos conversations.
Nous avons appris comment tisser un lien, comment construire, à travers cet aller-retour dans la durée, un objet entrelacé. Nous avons travaillé à abolir la distance en la rendant réflexive sur l'espace partagé de la feuille de papier.

     Lorsque la distance a finalement été abolie, nous avons rassemblé et édité les lettres sous la forme d'une série de cartes postales. Ainsi, bien que retranscrit sur ce blog, le texte intégral et chronologique de notre correspondance peut continuer d'appartenir au déplacement et au partage. En mettant cette expérience à distance de nous-mêmes, nous poursuivons notre recherche au-delà du support matériel ou de l'exigence formelle d'un protocole, tout en considérant ce texte entrelacé comme le terreau d'une recherche active.

Vous pouvez cliquer sur le lien ci-dessous pour commencer la lecture :

18 nov. 2012

62/63 et 63/63

01 septembre 2012,
11h49, Léon.

     Leslie,
     me voilà en train de remonter l’ancre, de remplir mon sac, de balayer poussières (sable, peaux, cheveux et autres bestioles microscopiques traînant ça-et-là) et d’écrire pour la dernière fois ici. Ce lieu fut comme une bulle, tantôt tranquillisante, tantôt asphyxiante. Mais de cette bulle j’étais en constante relation avec toi, comme deux univers reliés par un trou de verre, cette feuille A4 était alors le vaisseau de notre odyssée. La boîte aux lettres ouverte chaque matin comme le lieu d’une téléportation d’idées.
     “Que faire?” et comment “habiter” dès lors ? Je rentre à Bordeaux, ville d’adoption due aux hasards de mon déplacement, hasards qui m’ont permis de faire l’une des rencontres les plus importantes de ma courte vie : toi, Leslie Rivalland. Bordeaux, ville d’adoption mais non ville d’élection, j’aimerais que cette ville d’élection nous la trouvions à deux. Malgré tout, le fait que deux heures de train séparent nos pôles respectifs, nous habitons alors un territoire plutôt vaste qui abrite nos déplacements, nos habitudes, le dépôt de peaux et de buée à l’intérieur des trains et des gares.
Je songe souvent au film In the air à propos de ces questions de déplacements, de “où habitons-nous” et alors du “que faire de nos possessions”? C’était la civilisation qui a amené l’homme à l’état sédentaire c’est cette même civilisation qui, à son paroxysme, nous rend notre nomadisme. Avec du recul nous pourrions voir une boucle se dessiner, d’autant que le 21 décembre 2012 approche...
Retour à un état où se qui nous guide est moins une recherche de stabilité fixe qu’une envie de se libérer d’entraves liées à nos vies en appartement, où le monde redevient nôtre. J’idéalise tout ça je sais. En tout cas, c’est grâce à cette mobilité que j’ai eu le plaisir de t’écrire quasi chaque jour et te lire à cette même fréquence. C’est par cette mobilité que tu t’es inscrite encore plus profondément en moi, allant du coeur à la tête, et peut-être même dans mes gênes.
Maintenant que cette expérience épistolaire prend fin, du moins ici, nous allons devoir trouver un nouveau mode opératoire pour continuer d’habiter “vastement” ensemble. Je suis pressé que l’on commence à relire, décoder et réécrire tout ça, de voir tous les fils que l’on va pouvoir tirer. Je ne réalises pas encore le poids de tout ce que l’on s’est dit, en tout cas, après cette année intense que l’on a vécue et qui s’est terminée par une victoire en règles, je trouve que, malgré les doutes qui nous habitent encore, nous avons très bien réagi pour entamer autre chose ce qui est sûr c’est que nous avons ouvert des portes. Continuer de penser avec toi tout cet été m’a permis de ne pas m’enliser dans l’après diplôme. Je suis heureux car tous les deux, nous avons le même besoin de mouvement pour respirer, le même désir d’action. Je ne te l’ai jamais dit dans ces lettres, mais je t’aime Leslie, tu éveilles en moi un désir de vie et une exigence que je n’ai jamais connue auparavant. Je me permets un petit peu de lyrisme pour te dire à quel point ce lien qui nous unis transcende notre condition et me fait reconnaître en toi toute une complémentarité qui active une merveilleuse énergie, une volonté pour avancer et ne pas me reposer sur mes acquis.
     Il est maintenant l’heure de commencer un nouveau projet et j’ai hâte que l’on trouve une forme à celui-ci, de pouvoir écrire mon nom à côté du tien Leslie.
Toujours à toi,
Julien

60/63 et 61/63

Vendredi 31 août 2012 – Ramonville

     Mon Cher Julien,
    Voici comment commence la dernière lettre que je vais t’envoyé cet été. Mon dernier geste vers cet endroit où tu te trouves. J’ai encore du mal à discerner tout ce qu’on a pu se dire depuis deux mois. Dans ta dernière lettres, tu dis que nous allons pouvoir revenir sur nos tics de langage et nos lexiques. J’ai vraiment très envie de travailler là-dessus, pouvoir traquer toutes nos complications, les analyser et les clarifier. Créer un langage quelconque, un mode d’échange quelconque, encore plus difficile et riche à penser car élaboré à deux par l’expérience commune.
Pour ce qui est des questions d’apprentissage, la respiration m’intéresse aussi, car c’est une façon de travailler sur son corps comme l’est l’entraînement sportif. Exercices de respiration (ou méditation si tu veux bien m’apprendre) ou sport sont encore des activités trop utiles pour moi-même. Elles sont encore un peu trop intérieures (même si j’ai très envie de les pratiquer). J’aimerais apprendre à faire quelque chose qui ne sois pas seulement pour moi. J’aime bien ton idée de connaissance-boîte-à-outils, et de l'outil inutile qu’il nous faudra porter sur nous comme un assistant négatif (dans le bon sens évidemment). Je sais qu’on va bientôt pouvoir parler de tout ça de vive voix, j’ai vraiment hâte de ça.
     Est-ce que cette dernière lettre est la fin et donc le commencement de quelque chose? Se situe-t-on ici dans l’un de ces moments insaisissables où rien ne change mais que tout bascule? Je repense souvent à la semaine de diplômes qu’on a passé ensemble, j’ai l’impression d’avoir été complètement dans le flou et pourtant j’aurais bien aimé être attentive à la transition qui s’est opérée. Quand une étape est franchie, j’ai tendance à regarder en arrière avec un certain dédain, comme si ce qui a été accompli est forcément moins bien que ce qui viendra. Ça peut paraître logique et naturel mais dans le fond ça ne me plaît pas beaucoup comme façon de penser. Cela dit, avec notre projet des lettres, je sais que leur rédaction et leur échange n’était qu’une étape, certes cruciale, avant ce qui va suivre. Le temps d’échange réel et d’entretiens est l’équivalent par exemple de mon voyage à Bruxelles, ce qui a suivi aura été la rédaction du mémoire, et c’est dans ce temps, qu’on pourrait penser moins important, moins primordial que le temps effectif du déplacement, c’est dans ce temps d’écriture que j’ai compris ce qui s’était passé au cours du voyage. Le temps du recul est le temps de la révélation, il est comme le sprint relativement à l’entraînement. Je crois que note temps de travail est ainsi scandé entre sprint et entraînement avec également les moments d’épuisement, d’essoufflement qui sont aussi importants et dignes d’attention que tout le reste.
La totalité de notre protocole sur deux mois serait un entraînement, pourtant je considère aussi chaque lettre que j’ai rédigée comme un sprint. D’abord parce que j’ai chaque fois disposé d’un temps très court, volé à l’enchaînement d’activités réduites mais envahissantes que j’effectue chaque jour, et aussi parce que l’écriture est le moment et l’espace de la révélation, d’apparition des mots qui existent en suspend dans la tension de l’attente et la distance des échanges. Comparer sport et méthode m’aide et m’intéresse beaucoup et de même je pense que pratiquer et réfléchir à la “respiration” sera un moyen d’extraire un autre vocabulaire et d’autres modes d’écriture peut-être plus prècis, puisque la respiration est elle-même une donnée importante, parmi d’autres, des pratiques sportives.
     Cette dernière lettre et comme une petite fête d’adieu à ce support, à cette feuille blanche que j’ai partagée avec toi comme un lieu de vie commun. (S’écrire a été une façon de vivre ensemble et j’ai hâte d’en découvrir d’autres). C’est comme s’il n’y avait eu finalement qu’une seule page A4 pendant deux mois qui aurait été notre appartement, notre abri, l’endroit aménagé et privilégié de ce qui compte vraiment. Chaque mot, chaque idée, chaque concept et même chaque tic de langage, sont autant de meubles que nous avons installés et déplacés à deux, chez nous (dans notre écriture à deux). J’ai l’impression de saisir la notion “d’habiter” sous un jour nouveau, le nôtre.
Toujours à toi, Leslie.

59/63

Jeudi 30 août 2012 – Ramonville

     Julien,
    Aujourd’hui il fait gris et il pleut, ce qui a pour effet de me faire sentir encore plus enfermée. Je suis enfermée ici à travailler devant mon ordinateur, et je suis enfermée dans mon corps car mon immobilité m’empêche d’accéder à sa connaissance. J’ai besoin de mouvements, de déplacement. Un corps n’est pas fait pour rester ainsi jusqu’à l’épuisement dans la même position. J’ai l’impression que ce manque de mouvement entrave aussi des facultés de réflexion. Mes gestes se réduisent à un minimum. C’est une parcimonie de vie. J’ai besoin de marcher, de marcher longtemps. Ou de courir. De nager. Je voudrais sentir mon corps au-delà d’un cul sur une chaise et de deux mains s’activant médiocrement sur un bureau.
En ce moment, j’ai perdu la force de dessiner, comme tu le sais. Je crois que c’est en partie parce que ce geste ne me servirait à rien car il ressemble déjà trop à la vie que je mène : remplissage entêtant, réduction de l’espace, immobilité. Je me demande quelle est la différence entre ma façon de vivre l’année dernière et ce que je fais depuis cet été. Pour quoi suis-je autant frappée par cette absence de mouvement. La solitude ? L’enfermement ? Je ne fais presque pas de pauses dans mon travail, mis à part pour me nourrir. Tu sais bien que j’aime manger, mais désormais je ne conçois plus la nourriture que comme un poids supplémentaire qui me procure une énergie dont je n’ai que faire. Je suis insomniaque, même le sommeil n’apporte plus un contraste assez grand pour apaiser mon esprit. J’arrive à un point limite de pesanteur et je me sens tirée vers le néant.
Mais ce constat me fait presque plaisir, me rassure en quelque sorte, car maintenant je n’ai plus le choix : IL FAUT QUE JE ME BOUGE !
À toi, Leslie.

57/63 et 58/63

Léon, le 29 août 2012


     Leslie,
   c’est vrai que depuis que tu es partie l’espace entre deux lettres s’est élargi, et je suis toujours aussi dépendant de toi pour le papier.
    Je suis un peu comme toi au niveau des “crises” passagères nécessaires à une remise en question, à des actes et habitudes différentes. Je me souviens à quinze jours du diplôme, il y a eu une journée très sombre pour moi où je me dévaluais complètement, où toute possibilité de travail semblait anéantie, j’avais l’impression de n’avoir rien appris et rien retenu. C’était horrible. Dès le lendemain je mettais en place une stratégie de préparation intense qui ne s’est arrêtée que dix minutes avant l’oral. S’il y a une chose que j’ai apprise, c’est que chez moi crise rime avec la nécessité de penser autrement. Maintenant je le sais. Pour avancer il ne faut pas être trop content de soi-même. (Je précise, je ne dois pas être trop content de moi-même).
    Ta lettre m’a beaucoup touché parce que le doute à fait apparaître toute ton émotion, et j’aime quand tu écris ainsi, avec tes sentiments. Je trouve que tu as une capacité de transmission d’émotions très grande, on comprend que chaque sensation chez toi n’est jamais légère, que tu les regardes, les manipules, qu’elles ont toute ton attention, et c’est alors un plaisir de lire une si belle expressivité. Tu es capable d’avoir un lexique technique très vaste, qui ne vient en rien atténuer la force expressive. En fait quand je te lis, je lis aussi toute la littérature et les styles que j’aime, nés des profondeurs de notre intime et qui se révèlent avec force, appui, honnêteté sans pathos. Tu n’es pas quelqu’un qui embarrassasse de fioritures, et la livraison d’une émotion vraie ne rime pas avec une écorchure égoïste, c’est beau, ça me donne du plaisir, c’est indéfinissable. J’aime ton émotion.
     Je ne sais pas si c’est le fait qu’il y avait “longtemps” que je n’avais pas eu de lettre, mais tes deux dernières me touchent particulièrement. Oui, il faut que nous apprenions quelque chose ensemble, personnellement tout ce qui touche au langage m’intéresse, mais quand tu parles d’apprendre quelque chose de loin de nous, pour laquelle nous ne sommes pas “doués”, ça me parle. Au Maroc je pensais beaucoup à ce type de chose afin de renverser la notion de “don” ou d’apprentissage utile. D’ailleurs, si l’on fait un rapprochement rapide, comme le dis M. Mauss, le don n’est-il pas une malédiction, ou une aliénation ? Nous pourrions apprendre à tirer au pistolet ! Plus sérieusement, gardons une attention spontanée et réfléchissons à nos lacunes. La musique, le rythme, c’est difficile pour moi, sauf pour la “danse” dubstepienne. La couture me plairait beaucoup à apprendre aussi (déjà trop de propension). Je pourrais par exemple apprendre ta technique de dessin et toi quelque chose que je sais faire. Mais je crois que je ne possèdes aucune technique en particulier, je suis trop papillon. J’avoue que l’entraînement du corps stimule mon intérêt. Je pense beaucoup à l’importance de la respiration, je crois que je devrais arrêter de fumer, ce qui serait déjà une étape dans l’apprentissage d’un nouveau “respirer”. J’aimerais que nous devenions des spécialistes dans un domaine totalement incongru, échappant au sens commun. Par exemple toi, en dehors de l’art, parmi tes diverses expériences, loisirs, petits boulots, qu’as-tu appris dont tu ne te sers jamais ? La connaissance et vraiment comme une boîte-à-outils je me rends compte, alors de quel outils inutile souhaitons-nous nous lester ?
     Je pense au fait d’écrire à deux, et je pense que ces lettres, en dehors de leur fond, permettent de saisir nos tics de langage, nos lexiques respectifs, nos styles... Il serait sûrement non négligeable de décrypter ce qui fait notre “patte” pour éventuellement la pervertir, l’anéantir ou se l’échanger afin de briser l’idée d’individu, créer alors une écriture quelconque !
     Personnellement, j’aime la possibilité de pouvoir ne pas être moi, et pourquoi pas devenir une entité avec toi.
Pour toi, Julien

55/63 et 56/63

Mardi 28 août 2012 – Ramonville

     Cher Julien,
    Penses-tu que nous serons capables d’écrire quelque chose à deux ? Je trouve que la forme que nous avons choisie ici est pertinente car elle laisse la place à deux paroles, à deux écritures. Mais si nous devons écrire quelque chose d’autre, une écriture où il n’y aurait pas une telle séparation. J’aimerais réfléchir à une nouvelle forme d’échange qui nous permettra d’exercer notre “style” ensemble. Il faudrait écrire à deux à propos du projet des lettres, d’une façon moins mécanique, moins “aller-retour”.
    Tu parles beaucoup d’apprentissage en ce moment. Je me demandais s’il serait possible d’apprendre quelque chose à deux, peut-être même de s’apprendre des choses mutuellement. En guise de projet sur le long terme, l’apprentissage lui-même et les rélfexions à son propos pourrait nous permettre de maintenir et développer un autre exercice d’écriture. Je ne te proposerai pas l’entraînement sportif bien que ce soit une activité qu’on peut indifféremment pratiquer ensemble ou séparement. Moi il y a quelque chose que je sais faire c’est ça: 
Je crois qu’apprendre quelque chose qui ne concerne pas directement nos intérêts, le faire ensemble, pourrait nourrir nos recherches communes. Il faudrait encore décidé ce que nous souhaitons apprendre et surtout par quel moyen (internet, bouquins, quelqu’un qui nous apprend...) et aussi il faut réfléchir à ce que ça apporterait de le faire à deux pour nous qui sommes habitués à apprendre seuls ou au milieu d’un groupe.
Il y a un truc qui m’a toujours fascinée, c’est l’apprentissage des langages disons annexes, ou non dominants, mais qui ne sont pas pour autant des langues étrangères. La phonétique (évidemment), le morse, le braille, la langue des signes. Je me souviens avoir passé des heures à essayer de les apprendre quand j’étais enfant. Si je parle de ça en particulier c’est parce que apprendre ces langages peut paraître inutile et pourtant tous sont en fait très utiles, mais pas pour nous car nous ne nous sentons pas concernés. Je trouve que cette notion en soi peut être intéressante à étudier surtout pour nous qui sommes artistes et constamment interrogés sur l’utilité des choses. Je crois que plus la chose que l’on apprend n’a pas d’utilité directe pour nous-mêmes, plus il est facile de s’en détacher afin d’étudier nos gestes, nos attitudes face à l’apprentissage. J’aimerais ne pas être tentée de ré-utiliser toujours des connaissances dans un but utile mais plutôt me laisser dépasser par elles et les retrouver dans ma manière d’agir, dans mon langage. Ce serait comme ménager une spontanéité, préparer des surgissements.
Je sais que je suis un peu effrayée par la perspective de ne plus être officiellement étudiante. C’est peut-être pour ça que j’ai le désir de conserver ce souci d’apprendre en dehors des contextes. Pourrais-tu imaginer ces formes indépendantes d’apprentissage ? Tu parlais d’apprendre à et par ses amis. Comment faire pour que cela ne prennent pas les formes auquelles on a été habitués par l’école ? Ces formes qui étaient bien souvent terrifiantes et que, même si j’ai conscience de tout ce qu’elles ont pu m’apporter, je considère comme “derrière nous”.
À toi toute entière, Leslie.

52/63, 53/63 et 54/63

Dimanche 26 août 2012 – Ramonville

     Julien,

Il y a déjà un certain temps que je n’ai plus respecté ma promesse d’écrire tous les jours. La souplesse d’écriture que j’avais pu acquérir au cours de notre projet semble déjà s’être un peu rouillée. Ce qui me déconcerte mais, en même temps, me fait me rendre compte de l’importance d’une rigueur dans n’importe quel entraînement. C’est bien parce que j’avais arrêté d’écrire que je saisie ce que l’écriture m’avait apporté. C’est difficile d’être constant car on se laisse facilement happer par des sortes de phases. Je traverse en l’ occurrence une mauvaise phase dans laquelle il m’était devenu presque impossible d’écrire. Notre projet devait s’étendre sur les deux mois d’été et devait durer sur ce support tout le long de la durée de notre “séparation”. Mais même une durée pré-définie, décidée à l’avance comme un cadre est soumise à des chaos, des impossibilités et des doutes. La durée n’est pas lisse, elle est rugueuse comme tu le sais ! Elle se subdivise alors qu’on la parcoure. Je ne vis pas du tout notre projet de la même façon qu’au début. Plus précisément, je vis différemment le poids de la distance. Si la page blanche était comme un écran partagé, elle ne me renvoie plus désormais qu’à ma propre difficulté. Évidemment ça ne me viendrait pas à l’idée de cesser nos échanges, même si je les ai un peu négligés depuis un certain temps. J’ai ressenti ce temps d’incapacité comme la plus cruelle immobilité, un enfoncement, un vide écrasant, étouffant. J’ai également été mise à l’épreuve. Je sais qu’il faut que les choses changent et pour cela, il faut commencer par agir différemment. Je voudrais pouvoir dépasser les mots que j’emploie habituellement et cela sans renoncer aux questionnements qui m’animent. Le poids des mots (et l’expression prend tout son sens) semble m’empêcher de bouger. Ce qui est paradoxalement rassurant, c’est que je suis coutumière de cette sensation. Elle est liée à tout ce qui concerne le délestement. Je sais que je dois prendre une direction différente, seule façon pour moi de poursuivre mes recherches dans ce qui est déjà là.
Bien souvent, quand je laisse quelque chose derrière, pensant l’oublier, je réalise bien plus tard, par une sorte de surgissement, que ça ne m’a jamais quittée. Comme s’il fallait des périodes de détresse et de doute pour consolider ce qui compte vraiment pour soi. Peut-être faut-il alors se laisser aller à ces sortes de phases, comme on se laisse aspirer par le rouleau de la vague pour pouvoir regagner la surface. Laisser venir à soi. Se rendre disponible en se vidant. Comme je l’ai dit, je suis habituée à fonctionner par périodes plus ou moins denses, plus ou moins anxieuses. Mais désormais, quelque chose à changer dans ma manière de fonctionner. Maintenant je ne suis plus seule, nous sommes deux sur la page blanche. C’est toujours moi qui écris, comme dans mes cahiers, ce n’est pas un être qui serait toi et moi à la fois, mais ce qui importe, c’est que ces lignes te soient adressées, qu’elles te soient livrées comme telles. C’est ainsi que je souhaite fonctionner dorénavant. Je ne considère pas notre projet (ou nos projets) comme un secours, comme une aide pour faire les choses. Je parlerais éventuellement d’”appui” mais ce n’est même pas vraiment ça qui importe.
     Il y a le contenu et le contenant, il y a les marges et l’intérieur. Le blanc, le contre-blanc. Le noir et la réserve. Et aucun n’existe si l’autre est absent. Rien ne doit se séparer. Les deux doivent se contenir l’un l’autre. La marge parle du contenu et le contenu parle de la marge. Mais ils sont la même chose car ils existent en même temps. Rien de très nouveau dans ce que je viens de dire. Sauf que maintenant, je nous envisage tous les deux comme assimilables à cette dualité marge/contenu. Et des recherches qui concernent le blanc d’un papier, ou la densité d’un remplissage sont comparables à ce que nous avons nous-mêmes effectué en échangeant ces lettres. Alors, je voudrais étudier tout ça de ce point de vue, de ce point de vue humain, émotionnel, corporel. Mais je n’écrirai pas davantage à ce propos pour le moment, car je souhaite laisser respirer l’idée (mon envie), la soumettre à l’épreuve du silence et du rien qui sont comme mes assistants familiers.

     Je regagne en souplesse au fil des ces lignes, si bien que je ne comprend déjà presque plus comment je m’étais laissée submergée par l’immobilité. C’est un mystère pour moi que d’observer mes propres capacités et mes efforts plus ou moins concluant pour essayer de les maîtriser. Quand peut-on dire que les certitudes deviennent des doutes, et quand les doutes laissent place aux certitudes ?
Il y a un mouvement là-dedans, un mouvement qui n’a rien d’une grille, une vague.

Ne jamais d’arrêter, ou plutôt ne jamais considéré l’arrêt comme tel. Même nos peurs font partie du chemin. J’ai toujours pensé qu’il fallait quelque chose à combattre. Quelque chose contre lequel venir s’éprouver, se heurter et même râler ! Un jour, peut-être, j’essaierai de justifier par écrit pourquoi j’aime me fabriquer des ennemis. Ce serait sûrement une recherche intéressante envers moi-même.

Merci d’avoir partagé cette page avec moi, d’avoir parcouru ce lieu. Tu es là même avant de me lire. Tu es toujours déjà-là.
À toi, Leslie.

50/63 et 51/63

À Léon, le 23 août 2012

     Leslie,
    “Comme si [...] le style n’était que le terme d’une métamorphose aveugle et obstinée, partie d’un infra-langage qui s’élabore à la limite de la chair et du monde.”
     “Le style a toujours quelque chose de brut: il est une forme sans distinction.

     Je ne recopierai pas Barthes en entier bien que l’envie m’y pousserait, mais déjà ces deux phrases me posent question. Essentiellement celle d’un Habiter, deuxièmement celle d’un porter-sur-soi, troisièmement ce que Thomas a nommé “Sympathie et métaphore”. Le style “révèlerait” notre mode d’habiter intime pour un déplacement vertical dans l’évènement (du langage), se faisant par un vécu, une réception du monde (sympathie), sa transformation (métaphore), aboutissant à un entrelacement (relisant la phrase de Duchamp : “Quand la fumée de tabac sent aussi de la bouche qui l’exhale, les deux s’épousent par infra-mince”, je trouve que l’idée d’entrelacement et d’infra-mince se rejoignent quelque part) donnant alors, en dernier ressort la possibilité d’un porter-sur-soi, l’expression d’un porter, d’un rencontré, la possibilité d’une transmission. Peut-être me trompe-je ou vais-je vite en besogne, je suis ouvert à la reprise si j’interprète mal ton concept mais il me semble que ces quatre écrits (et il y en a d’autres) révèlent un processus d’acquisition, de transport et de transmission du monde et de l’information, ici, d’une identité humaine et artistique, desquelles résulte uns style de vie, et un style artistique dans nos cas respectifs. “La structure est le dépôt d’une durée” dit encore Barthes. Le porter-sur-soi est une idée qui me plaît énormément car il serait comme la résultante d’un entrelacement, comme le dépôt “à la limite de la chair et du monde”, l’apogée de l’hybridation avec le monde, ou disons son état.
Une idée me vient à propos du possible site internet collectif. Pourquoi ne pas mettre à disposition un pdf de nos mémoires, revus et corrigés (en tout cas pour moi), afin de donner la possibilité aux visiteur intéressés d’avoir accès au fond de notre pensée et pas seulement à des descriptions de pièces ? Il me semble que ce serait aussi un moyen d’être lus. Est-ce une question d’éthique ? Après tout, c’est aussi une de nos “œuvres” (désolé pour le mot bien qu’il soit juste) et je crois qu’elle prend une grande place dans nos réflexions actuelles et encore à venir.
     En tout cas, je trouve qu’il y a quelque chose à creuser dans nos différentes strates d’approches et de participations au monde, participant aussi de nos styles de vie. Je vois aussi ce site comme un lieu privilégié où chacun pourrait écrire, dépassant peut-être la vitrine pour aller vers quelque chose de plus actif. Là encore, il serait bon d’en parler tous ensemble, ce n’est qu’une option.
     Quant à ma dernière lettre, j’aurais sans doute dû adopter un ton moins moraliste et aller au but de mon idée et éviter des jugements mal perçus. J’ai tendance à être trop emphatique ce qui obscurcie le fond de ma pensée, mais je sais qu’au-delà de la couche de malentendus nous nous sommes compris. Je ne voulais pas exprimer un rejet mais plus l’envie de construire quelque chose dans notre après Beaux-Arts. Malgré ça, le débat demeure essentiel et constructif, et c’est débattre avec toi toute cette année qui me permet d’en être là où j’en suis aujourd’hui justement parce que j’aime et respecte tout ce que tu es Leslie. Ta parole compte et a beaucoup de valeur pour moi, plus que tout autre.
À toi, Julien.

47/63, 48/63 et 49/63

À Léon, le 22 août 2012

     “Sois l’homme que tu seras demain”

      Leslie,
    J’ai passé quatre ans aux Beaux Arts durant lesquels, souvent en revenant de l’été et émancipé de l’influence de mes amis, les questions de relations humaines et de convivialité m’interrogeaient beaucoup. Chaque fois sans suite jusqu’à l’an passé, coïncidant avec notre “rencontre” étrangement. Il m’a fallu tout ce temps pour découvrir que je n’étais pas “traditionnel” et je crois que pour moi-même j’ai encore à l’assumer. Tu m’as fait découvrir la performance contemporaine, et sans toi, je crois que je me noierais encore dans la sculpture. J’ai besoin d’un travail qui me rapproche des gens et qui aille de paire avec mes raisonnements intérieurs sur la vie, le partage, le soin, que l’art ait un effet de réalité et non de représentation. Pour moi, l’art a toujours rimé avec éducation ou prise de conscience. Je crois que mon diplôme était une suite de mon mémoire où je n’ai cessé de dire l’importance de l’autre, tant dans des questions d’apport et de soin mutuel que dans la légèreté. Je crois que ces questions d’apport expliquent mon goût de la citations, de la référence et du story-telling (souvent problématique quand je parle de mon travail). Si “le langage est une suite de citations”, pour une question d’honnêteté, mal placée sans doute, j’ai toujours besoin de citer mes sources, même si elles proviennent de mes amis. J’en arrive alors à cette question qui me taraude, celle d’un “apprentissage” basé sur le partage des expériences individuelles et collectives, d’éduquer et d’être éduqué par ses amis.
     Je pensais aux journées d’études, aux colloques ou à d’autres moments d’exceptions basés sur le dialogue, mais justement en souhaitant les extraire de leur condition exceptionnelle pour en faire un “cours” à part entière. Où les élèves feraient part de leurs goûts, expériences, lectures, au même titre que le professeur. J’avais eu l’envie il y a quelques années, de constituer une bibliothèque à partir de nos lectures, des films et musiques, à nous étudiants, aussi “high” que “low culture” soient-ils, afin de créer un pont, un terrain d’entente culturelle entre nous étudiants et les visiteurs occasionnels (jpo, concours, etc.) afin de rendre compte que la culture, l’idée, l’inspiration, proviennent aussi des choses de la culture commune et populaire, pas uniquement des traités d’art et de philosophie. Je n’aime pas l’idéalisation que l’on peut avoir du savoir et des gens qui soi-disant le détiennent, et mon désir est de pouvoir dire que le savoir est disponible à tous et également accessible. Rêve sans doute je l’admets. Mais enfin, si le savoir n’avait pas cet effet fascinant, si l’on cessait de ne l'accoler qu’au labeur et un peu plus au plaisir, en réaffirmant qu’il n’y a pas de “bon” et de “mauvais” savoirs, ni d’erreurs, mais que l’essentiel est de penser sur ce qui est et peut être, je m’autorise de rêver que l’on serait tous beaucoup plus épanouis, et libres aussi. “l’esprit est comme un parachute...” n’est-ce-pas ? C’est aussi partir du constat que les réflexions de chacun, les goûts et les loisirs, sont intéressants, en tout cas ne sont pas nuls. C’est pour ça que j’aime que tu me parles d’”Harry Potter” par exemple, ça peut paraître trop “low” mais ça te fait réfléchir et stimule ton imaginaire, c’est génial, c’est le plus important en tout cas.
      Je sais que mon désir est un désir partagé par plein d’autres, la dé-hiérarchisation des savoirs, la mort du clivage maître et ignorant... Que l’école redevienne une place publique et non un autre espace d’enfermement et de contrôle. Je pense beaucoup à cette idée de “contre-public” que je ne saisis pas encore bien mais qui m’obsède, je réfléchis alors à une forme pour mon envie qui sortirait d’un lieu mandaté pour ça et de, justement, me constituer un public qui pourrait grossir et se diversifier avec le temps. Un vrai terrain de dialogue et d’étude où chacun aurait sa voix et serait écouter sans méfiance. Je te livre là un embryon d’idée, mais si, comme tout le reste, j’y reste suffisamment accroché, pourrait voir le jour dans un futur proche, je l’espère.
     De toute façon mon désir n’est pas d’inventer mais bien de participer et de perpétuer le rêve que d’autres partage et actent.
    Je t’encourage, te soutiens pour ton nouveau “être-sur-le-départ” et je serais avec joie ton “répondant”. L’essentiel est de ne pas s’arrêter, alors continuons avec ardeur à développer ces idées qui nous sont chères, restons déterminés! J’ai rarement, en fait jamais, eu si bon interlocuteur que toi et oui, je veux être ton “co-équipier”, avancer avec toi. Et ami, c’est sûr, au-delà de tout, nous l’avons toujours été. Je ne me suis jamais senti aussi proche de quelqu’un avant toi.
Je t’embrasse,
Julien

45/63 et 46/63

Lundi 20 août 2012 – Roquebrune

     Julien,
     Si je devais te montrer comment c’est ici, il faudrait qu’on puisse y arriver le matin en étant des enfants et y grandir jusqu’au soir. Parce que je ne pourrais pas te faire voir les mêmes dimensions que j’y perçois, moi qui l’explore depuis toujours dans les moindres détails. Ici, mon attention ne s’est jamais assoupie et pourtant c’est le lieu qui m’est le plus familier, à la fois de manière individuelle et aussi à travers l’expérience collective de tout ceux qui y vivent ou qui y ont vécu. Jamais je ne pourrais te montrer combien cet endroit est vaste et dense, tu le trouverais sûrement restreint. Souvent les endroits rapetissent lorsque grandit. Pour moi, plus je le connais, plus il devient immense car c’est comme si je pouvais y percevoir chaque époque, chaque saison, chaque évènement simultanément. Je n’ai même pas besoin que l’espace soit réellement grand pour y voir à l’infini. Quand je regarde la garenne qui est devant la maison, je peux apercevoir le champ qui est derrière et il devient difficile d’imaginer qu’il y a quelques années, nous étions capables de l’explorer toute la journée jusqu’à l’épuisement comme la plus épaisse des forêts. On aurait même pu s’y perdre. Comment pourrais-je te montrer cet endroit comme je le connais pour y avoir grandi ? Je ne crois pas que raconter des anecdotes et des souvenirs pourrait suffir à décrire ce qui s’est passé pour moi ici. Comment t’expliquer que malgré toute ma connaissance du lieu, les mystères de l’enfance ne s’y sont jamais effacés. Les endroits dangereux sont toujours dangereux même si je n’ai plus cinq ans, les endroits pour jouer servent toujours à ça même s’ils ne m’amusent plus. C’est moins un attachement au lieu lui-même qu’aux évènement qui ont eu lieu ici.

Le même jour-de-retour à Ramonville (encore un lieu familier) : Je sais pas pour toi mais moi je commence à ressentir une petite pointe d’angoisse à l’idée qu’on ne retournera pas aux Beaux-Arts à la rentrée. C’est de l’angoisse car nous allons vers l’inconnu, hors de notre carcan habituel mais aussi une hâte car cet inconnu, nous allons devoir le construire nous-mêmes sans qu’on nous emmerde. J’ai déjà l’impression d’avoir bouclé mon emploi du temps de l’année prochaine. En espérant que vous me laisserez séjourner le plus longtemps possible quand vous serez au loin ! J’ai hâte d’enclencher les projets les uns après les autres et ce qui me motive c’est de pouvoir les mettre en œuvre avec toi comme co-équipier et même avec toi comme ami, si tu es d’accord.














À toi mon cher, Leslie.

44/63

Dimanche 19 août 2012 – Roquebrune (Gers)

     Cher Julien,
     J’étais en train de penser à quelque chose que j’aimerai faire. Un projet vaste et très sérieux qui me tient à cœur. L’écriture de mon mémoire découle d’une envie que j’avais eu de manipuler mes idées par la fiction. Pourtant mon mémoire reste très théoriste, ce qui a pu amener Fabien à le qualifier de “récit-manqué”. Aujourd’hui j’aimerais reprendre tous ces outils que je possède pour les employer sous une nouvelle forme. L’idée de création de personnage m’excite de nouveau. Aussi ai-je décidé qu’à partir de dorénavant, toutes les recherches que j’engage feront partie du terrain de mon projet. Je considère que j’ai enclenché comme le début d’un nouveau mémoire. Et je te dis tout ça alors même que je n’ai aucune idée de ce que je vais faire ou écrire. Je sais juste que je suis en train de commencer quelque chose, quoi que ça puisse être.
Me voilà désormais engagée dans la construction d’un nouveau “être-sur-le-départ”. Ce projet est constitué d’une principale nouveauté : je souhaite que l’échange, la collaboration en prennent une place très importante.Ce qu’il y a eu de bouleversant dans ma vie depuis que je t’ai rencontré n’est pas de partager et d’échanger des idées communes avec toi, mais de pouvoir le faire, d’accomplir ce travail-à-deux, ce travail entrelacé. C’est ce que j’ai toujours attendu, toujours espéré et je comptes bien épanouir une pensée sur ce beau terrain partagé. J’espère que tu seras d’accord pour être mon répondant maintenant que me voilà à nouveau sur une ligne de départ. Je ne peux pas attendre qu’une propension vienne d’elle-même, je décide qu’elle commencer maintenant. Je crois que je suis un peu confuse dans ce que je dis ici, mais j’ai simplement besoin de me sentir tenue.

43/63

Léon, le 11 août 2012

     Leslie,
    Comme tu as pu t’en apercevoir, j'alterne entre écriture “normale”, acquise, et celle-ci, qui fait partie de mon entraînement, un nouvel apprentissage. Mon écriture habituelle est bien pratique pour écrire beaucoup et développer une idée; celle-ci, douloureuse au poignet est, je trouve, beaucoup plus belle. Les lettres sont plus grosse, plus rondes, la “classique” est plus en bâtonnets et pattes de mouches. Ces allers-retours me servent à vérifier si, quand je ne m’en sert pas, mon écriture normale et maîtrisée, non pensée, continue d’évoluer. Parce que je guette alors chaque nouvelle graphie qui se présente à moi pour essayer de m’approprier de nouvelles formes, comme tes “j” par exemple que je trouve très beau et qui me rappelle l’écriture “liée” que j’avais encore au collège.
     L’été, depuis que je fais des boulots saisonniers, je lis quasiment rien, hormis un ou deux romans en deux mois, mais la théorie devient très dure, trop d’intermittences entre deux séances de lecture. Mais l’été devient alors une période d’expérimentations qui souvent me suivent les huit mois suivants, comme “Première mise en place” l’an passé a guidé dès janvier une réflexion sur les subalternes et leurs activités discrètes. Comment alors cette correspondance, cette écriture, les réflexions abordées ensemble et individuellement vont-elles influencer ma pratique ces prochains mois, à mon retour ?
    L’écriture, l’acte poétique, le dessin, étaient des pratiques auxquelles je souhaitais revenir depuis longtemps et je suis heureux car de plus en plus c’est ce qui habite mes questions, comment faire de l’ici et maintenant un contenu et une forme poétique ? Il me semble déjà être en train d’y répondre.
À toi, Leslie (Julien)

42/63

10/08/2012
Léon

     Leslie,
    “une course de fond”, “un vrombissement contenu et dense”, “le paradoxe des mouvements immobiles, préparés, sur le départ”.
     J’aime que tu compares très souvent l’art au sport, voire à la mécanique (vrombissement), en tout cas à la préparation au moment du lâcher d’énergie dans le temps kaïrologique. Comme si, pendant tout ce temps consacré à travailler nous maintenions notre souffle, nous l’entraînions, nous musclons nos alvéoles pulmonaires comme nos alvéoles temporelles. N’est-ce pas d’ailleurs un ré-apprentissage de nos années d’adolescence où chaque soir, religieusement, nous maintenions notre journal ?
     T’écrire est le seul moment de la journée où je me sens intelligent. L’autre jour, j’ai entendu deux gars venant de finir une partie de billard et l’un disait à l’autre : “c’est en jouant avec meilleur que soi qu’on progresse”. Du coup, comme lui, je ressens le besoin, sinon d’être avec meilleur, au moins d’être avec un égal, j’entends sur le plan artistique et philosophique, car très vite j’ai peur de “perdre”, comme on “perd” à force de ne pas s’entraîner. Mais il y a une preuve, à mes pieds, que je m’entraîne régulièrement avec toi. Sous mon pied de chaise avant-droit, un trou s’est fait dans le lino et même le plancher, ça me rappelle que je prends souvent appui ici, à ma table.
     En tout cas j’ai de plus en plus l’impression de me vider, que le travail m’absorbe et environnement aussi, toujours entouré par le travail. Le travail est une pieuvre acéphale qui nous emprisonne tous, étant la nécessité sociale pour créer le sentiment de survie.
En ce moment je suis toujours indéterminé à savoir si je suis encore sur la ligne de départ ou si j’ai déjà passé la ligne d’arrivée, si je suis en train de finir essoufflé ou encore tendu, sur les starting-blocks ? Ou suis-je alors en plein cheminement ? Mais à quel niveau du parcours je n’en sais rien. Toujours est-il que prendre ce temps de l’écrit t’étant destiné est une bouffée d’oxygène sur ma course.
À toi, Julien

39/63, 40/63 et 41/63

09/08/2012
Léon

“Si le blanc est signe de préciosité, il est aussi l’expression d’un “ne pas”. La non action et la retenue est signe d’une non urgence dans la nécessité, alors que affolement est dilapidation inutile et souvent improductive. Le détachement serait alors blanc ?”
SMS envoyé le
08/08/2012, peu
de temps après que
tu ai posté ta
lettre ayant pour
sujet le blanc.

     Leslie,
    J’ai pris beaucoup de retard je m’en excuse, le travail me laisse de moins en moins de temps de cerveau disponible, aussi vais-je tenter de me rattraper. Je ne sais pas si je réussirai à répondre à tes lettres dans le bon ordre, d’ailleurs est-ce si important de répondre, l’essentiel n’est-il pas, pour chacun, de d’abord s’exercer à maintenir sa pensée, le fil de sa pensée ? Une pensée qui ici se structure et s’élabore à deux.
    Le blanc est quelque chose qui m’interroge, voire qui m’obsède depuis longtemps, essentiellement pour ses enjeux, ses qualités de contre-forme et d’espace négatif. Tu dis que nos mots tracés dans le papier sont comme des trous. Je pense évidemment à la technique du poinçon employée par Michel-Ange pour reporter ses figures à la bonne échelle sur le plafond de la chapelle Sixtine. Ce trou est une réserve laissant place à l’émergence d’un plein, il est un vide, mais en réalité un plein en puissance. D’ailleurs, le poinçon ou le pochoir sont des techniques de report par le vide pour permettre un déplacement de l’inscription que l’on souhaite réaliser.
Quand tu dis que nos mots sont peut-être en fait des soustractions je ne peux qu’être d’accord avec toi. C’est par le vide que le plein peu exister, c’est par contraste qu’on voit les choses, il faut toujours faire place pour bâtir quelque chose. Un des grands axes du “Caractère destructeur” de Walter Benjamin que j’adore. Il y a une figure du vide qui m’a toujours passionnée depuis que je l’ai découverte, c’est l’éponge de Menger. Je crois que tu connais. Un cube est troué de part en part :


Ce qui me fascine dans cette structure du vide, c’est que si l’on pousse le vice, et c’est fait pour, si l’on perce à l’infini, il n’y a plus rien, plus de cube, alors qu’en fait il est toujours, seulement sa matérialité est réduite à l’infiniment petit. Tu sais dans mon mémoire je parle d’une idée répandue chez les chamanes et même chez d’autres spiritualités, et même en sciences physiques, que nous vivons dans une structure dont les axes infinis nous traverse, nous reliant alors tous, d’une certaine manière. Cette “éponge” serait alors la forme “cartésienne”, logique, d’un bon nombre de questions ou de raisonnements religieux. Et comme le complexe de Xénon, (je crois que c’est ça) qui dit que la flèche n’atteindra jamais sa cible car la distance qui les sépare est infinie, car tout espace, même le plus infime, est divisible par deux, en soi, aussi proche ou lointain que nous soyons, l’univers nous sépare toujours, sa distance j’entends, mais nous en restons tout de même reliés par la structure invisible dans laquelle tout baigne.
Ainsi, si nous (j’entends l’Humain) étions capable de raisonnements et d’une vision qui se libèrerait des entraves des réalités visibles, les notions de proche ou lointain, de distance, de séparation, deviendraient frelatées et nous serions capable d’entrevoir les affects d’une tout autre manière. Dans cette vision des possibles qui est pour le moins concrète, en tout cas s’établissant sur l’expérience communicable de la science, ces lettres participent au pont qui nous relie. Pont qui, à la vue de SMS qui avait pour sujet, sans le savoir, une partie de ta dernière lettre, reste ouvert et actif même dans l’espace négatif existant entre deux courriers, entre deux aller-retours.
     Je ne suis pas tout-à-fait d’accord avec toi au sujet des œuvres mortes inutiles à ta navigation. Je pense qu’œuvres vives et œuvres mortes cheminent ensemble et qu’elles s’influencent, même par défaut. C’est certain, le temps passé derrière ma plonge, œuvre morte, j’aimerais le passer à autre chose, t’écrire, marcher, lire, produire quelque de satisfaisant. Mais sans séparation, sans contrainte extérieure, produirions-nous cet échange ? Aurions-nous cette conversation ? Je pense d’ailleurs qu’il est important dans ce dialogue, que chacun de nous ait une activité de labeur économique ou autre, que tous les connaissions cette fragmentation entre écrit et travail, afin de satisfaire une forme d’égalité temporelle et de disponibilité intellectuelle. Sans cela, l’un ou l’autre subirait une forme d’attente plus longue, entraînerait sans doute une autre réflexion. Comme il était, je pense, bienvenu que nous ayons tout deux le même résultat à notre examen, c’est sans doute superficiel, ça peut le paraître, mais c’est tout de même important à notre équilibre. Si l’on veut qu’un échafaudage demeure stable durant son élaboration, il faut construire les deux côtés opposés simultanément. Échafaudage=structure du vide. Étagère, structure du vide également, prêt à recevoir tout ce qu’on est prêt à y ranger. Si une structure est un espace disponible, pourrait-on se définir une structure générale pour tout, capable de tout contenir. Je vais délirer un peu, mais le plan de Dieu, pour les religieux, le plan cosmique pour les païens, n’est-ce pas ce genre de structure dans laquelle tout peut exister, s’élaborer, s’imaginer, car prévue, ayant alors son espace vacant pour être ou devenir ? Encore une fois, maître Eckhart n’est pas loin dans ma tête, mais cela nourrit mon obsession que tout est là, prêt à être saisi quand la gravité s’en fera sentir.
     Tu parlais d’écrire en négatif. Tu sais que dans l’écriture hébraïque, écrire en blanc sur noir revient à figer les choses, un espace dense séparant chaque lettre (d’ailleurs c’est pour ça que chaque a une signification très forte dans le plan et la réalisation du monde) les rend fixes, comme une vérité ou pourquoi pas une prophétie. Je pense qu’On Kawara le savait bien, Opalka aussi, qui au fur et à mesure de son œuvre était au début dense pour aller vers l'éthéré à la fin de chaque tableau. Alors peut-être, nous qui sommes encore au stade du dense sur le vide, nous n’en sommes qu’au début de quelque chose qui a encore beaucoup de temps devant lui.
À toi, Leslie

38/63

Jeudi 09 août 2012 – Ramonville

     Cher Julien,

     Merci d’avoir partagé avec moi cette vision de l’océan en la rapportant par des mots similaires à ceux que j’aurais pu choisir pour la décrire ou la ressentir. L’espace clos et confiné dans lequel je déploie la possibilité réduite de mes gestes me donne des envies, des besoins d’immensité. Il faut des espaces vastes pour penser l’ampleur d’un geste. Je crois que je parle beaucoup de ça dans mes dessins. La marge, étant, comme tu le sais, aussi important que ce qui est inscrit, parle aussi de cet état de réduction du geste relative à l’espace occupé. C’est ma manière de répondre à cette condition qui souvent me déplaît ou me gêne, creuser un petit trou dans mon immobilité. Cela dit, lorsque je suis confrontée, impliquée dans des espaces vastes, face à l’océan ou en effectuant un voyage, lorsque je parviens à circuler aussi dans les blancs, j’ai moins besoin de le marquer, moins besoin de le figurer en quelque sorte. Aussi, ces moments d’immobilité continuelle sont les moments propices à la recherche du grand, du loin. Si j’étais face à l’océan, je n’aurais pas besoin de le dessiner, puisqu’il serait déjà là, il serait autour de moi. J’évoluerais dans sa grille, une grille aux lents mouvements, aux lignes qui s’étirent, qui s'effacent et qui apparaissent à nouveau. Le dessin serait déjà-là puisque mes yeux le reconnaîtrait. Les mots qui s’alignent sur la page que j’ai lue ce matin me rappellent ces vagues qui se meuvent, ma réponse en est la continuité. Nos échanges sont comme ces vagues tranquilles et presque plates du matin, blanches et bougeant sans cesse, dans un aller-retour entraînant.
À toi, Leslie.

37/63

Mercredi 08 août 2012 – Ramonville

     Julien,

     Le blanc est une puissance latente et non révélée. Ce sont les marges qui permettent aux pages de tenir ensemble. J’aime bien réfléchir à propos du papier car il matérialise cette potentialité du blanc. Le blanc est le mouvement indicible qui relie les choses entre elles, comme une sorte de fluide. Le blanc c’est le temps soutenu d’un silence, l’espace tendu d’une attente. La tension d’une présence sous-jacente que l’on a ni besoin de voir, ni besoin d’entendre. C’est tout ce qui n’apparaît pas, qui n’a pas besoin d’apparaître et ne se manifeste que dans l’opposition d’une émergence quelconque, une page écrite, une surface dessinée. Quelque part le blanc est une saturation tacite. Plus nos choix de produire sont réduits, plus il prend d’importance. Mais il reste une puissance, tout autant qu’un objet manipulable, même si c’est juste pour le laisser tranquille. Pour moi, le blanc est le contraire du non-agir, il revient à un laisser-faire, il est instable comme une eau ou comme l’air et reste pourtant aussi palpable qu’un objet rempli. Le blanc est un déplacement continu qu’il nous appartient de ralentir ou d’étirer par la seule attention qu’on lui porte.
On pourrait presque s’envoyer trois pages non remplies chaque jour, juste pour mesurer le sillon de blanc qui nous sépare (ou alors qui nous espace). Nos mots tracés sur le papier sont comme des trous. C’est le blanc qui est déjà-là, nos ajouts ne sont peut-être alors que des soustractions.
Il faudrait presque que je t’écrive en réserve, blancs sur noir ou plutôt noir autour du blanc (On Kawara !), comme les étoiles dans la nuit. J’ai lu quelque chose à propos de ça, malheureusement impossible de le retrouver. Je vais le chercher.
À toi, Leslie.

36/63

08/02/2012
Léon

     Ma très chère,
     Ce matin j’étais face à une grille, celle qui se trouve à la surface de l’océan avant midi, l’heure fétiche des surfers. En effet, aucune écume, personne sur la plage ni dans l’eau, la surface n’étant troublée que par un léger vent d’est. Alors la surface de l’eau ressemblait à un grillage en losange, parfaitement clair. Les vagues, même les plus hautes, donnaient à l’océan l’effet d’une peau, d’un ventre qui respirait. La seul différence permettant de les percevoir était l’ombre menaçante de la peau qui se densifiait. Oui, j’avais un Vija Celmins en mouvement devant les yeux, j’aurais aimé que tu vois ça. En fait je l’ai vu pour te le raconter, te le ra-porter.
Le vent d’est ne figurait pas seulement une surface pittoresque, je levais légèrement les yeux et j’étais frappé par les nuages. L’eau du ciel s’étirait en traînées qui formaient des méduses, des feux, des explosions... Des drapés aussi! Je pensais à ton projet de dessin de nuages mais je n’avais pas d’appareil photo... Je ne sais pas si de telles formes on les trouve ailleurs qu’au bord de l’océan, au-dessus je veux dire, c’est comme si on soufflait sur du sable fin.
     Toute la journée j’ai pensé à la lettre que j’allais t’écrire, je voulais partager ça, j’aurais voulu que tu sois à ma place. Je perverti un peu le contenu de cette lettre, puisqu’on parle souvent de nos espaces respectifs, j’avais envie de te donner un rapport, un court rapport, sur ce que j’ai pu voir, ici. C’est aussi parce que, ce matin, seul, sans moyen de te le communiquer par SMS, seul, “coupé” de toi, j’ai été pris d’une violente mélancolie, tristesse même. Alors j’ai tout observé, instinctivement, avec ton désir, ta passion. Le dessin, cette structure pure et mouvante de l’océan, ces nuages que tu aurais adoré. Alors je n’étais plus triste, je voulais m’en souvenir pour te le transmettre. Tu étais là, dans mon paysage.
À toi, Julien

34/63 et 35/63

Mardi 07 août 2012 – Ramonville

     Julien,
    Notre correspondance est en effet le terrain d’une expérimentation, de l’exercice d’un maintien qui est comme une course de fond, un vrombissement contenu et dense qu’il faudrait apprendre à lâcher en des moments précis, choisis. L’image du serpent est très bien trouvée. Elle m’évoque tout le paradoxe des mouvements immobiles, préparés, sur le départ. Pourtant, une fois de plus, j’insiste sur la nécessité de ne pas hiérarchiser les moments d’entraînement et les moments supposés de fulgurance, de jaillissement de la forme. Nos lettres sont un objet de relecture pour nous-mêmes, un appui, construit dans la répétition. Mais notre exercice peut être également considéré comme un objet sans retour. Plus j’écris, plus j’y trouve une certaine facilité, une certaine souplesse. Nous travaillons notre souplesse en vue de la transférer sur d’autres gestes. Nous nous maintenons mutuellement éveillés afin de pouvoir saisir les choses.
     Je pense que nous pourrions réfléchir à adapter nos formes d’entretiens (ou d’échanges) en fonction de l’état de notre espacement mutuel. J’aime la forme épistolaire que nous déployons en ce moment car l’aspect quotidien en est intrinsèque en raison du dispositif auquel nous nous trouvons contraints, à savoir le service postal, ne permettant qu’un seul envoi par jour (en principe). J’inscris ainsi le temps d’écriture dans ma journée, etc. Cela dit je ne verrais pas spécialement l’intérêt de poursuivre ce processus à la fin de l’été lorsque tu seras rentré à Bordeaux et que (je l’espère) nous pourrons nous retrouver toutes les semaines. Je sais que j’aurai envie de continuer cette recherche mouvante et systématique qui et la nôtre. Je pense que nous pourrions déplacer le support vers le numérique (blog, site, mails) et réfléchir ainsi à ces objets qui nous donnaient tant de scrupules au début de notre protocole d’écriture manuscrite. J’ai repensé à ton blog de respirations et je t’encourage de nouveau à le faire. J’ai pensé aussi que nous pourrions nous essayer aussi à une forme d’écriture orale. En entendant parler à la radio de Montaigne qui dictait ses “Essais” à un scribe plutôt que d’en rédiger le premier jet de sa main, j’ai pensé que cela pouvait devenir une autre manière de s’émanciper d’une forme de constructivisme de l’écriture, vers une plus grande liberté de mouvement, et un rapport plus direct aux choses. Un entraînement comparable à celui qui advient dans nos lettres permettrait l’apparition de ce processus. Rien ne nous empêcherait de consigner cette écriture orale par des enregistrements ou encore des retranscriptions. (Comme tu le dis, une petite étude un peu plus poussée en poésie contemporaine, ce serait pas du luxe. Je crois qu’il va falloir rendre plus souvent visite à l’ami Barthes également).
Tout ça pour dire que nous devons adapter nos supports à l’amplitude de nos corps et envisager les nouvelles formes qui nous accompagnerons après celle-ci (qui n’a, d’ailleurs aucune raison de cesser). J’aurais encore besoin de tes lectures attentives comme garant et moteur de mon écriture. Seul le fait que les lettres te soient adressées me donne la propension d’écrire et me libère de la tentation d’un repentir (rejeter certaines idées, retoucher la forme, etc.) Et plus sérieusement, imagine un bon gros pavé composé de plusieurs formes d’échanges possibles entre nous influencées par nos postures ou emplacements respectifs et l’un par rapport à l’autre...
à toi, toi Leslie.

33/63

Lundi 06 août 2012 – Ramonville

     Julien,

   Que faire d’ici et de maintenant ? Comment employer le temps plein d’entraves que j’occupe en ce moment. J’ai l’impression que mon temps est fragmenté entre les instants d’écriture et tout le reste. Ces instants sont des brisures dans la continuité de mes actions. Ils sont comme les œuvres vives. Cachés, sous-jacents, mais moteurs. Les œuvres mortes sont l’ensemble des actions qui occupent le temps officiel de mes journées, mais elles ne sont pas utiles à ma navigation bien qu’elles appartiennent à un champ linéaire, j’avance dans mon travail mais reste immobile. Seul l’espace de l’écriture me permet de m’enfoncer suffisamment dans la pratique pour pouvoir expérimenter un mouvement. Et ce mouvement, vis-à-vis du fil de mes activités est un arrêt. Pour ma journée c’est un arrêt, pour ma capacité intérieure de concentration c’est une oscillation dans l’épaisseur de la durée. Je n’avais jamais éprouvé à ce point l’idée du déplacement vertical. Le temps s’arrête et par cet arrêt, par ce dépiotage de la durée, il peut révéler ce qu’il a volé à la continuité. Immobile dans la continuité et en mouvement à l’arrêt.
    Je pense tous les jours, je ressens tous les jours les strates que nous entassons quotidiennement par nos échanges d’écriture. Je me rêve la densité matérielle du résultat de notre action. J’ai hâte de presser l’étau du processus pour en extraire l’objet d’un recommencement. C’est très important pour moi de rêver à ce qu’on est en train de construire. Ce n’est pas de la projection, pas même une ambition, c’est une manière de nourrir l’envie, en la laissant courir devant pour mieux l’observer, l’analyser. Pour suivre son rêve.
À toi, Leslie.

31/63 et 32/63

Léon
04/08/2012

     Leslie,
     J’aimerais repréciser ce que j’entends par négligence. En effet il ne faut pas ignorer la qualité de ce qu’on utilise, tu as raison, sinon nous tendons vers l’hypocondrie, que je comprends mieux quand tu en parles ici, “l’ajout abusif de sens”, chose dont je suis souvent victime, qui va de paire avec ma paranoïa et une dilapidation d’idées, justes ou erronées. Arriver à définir ce que l’on fait, au premier degré, puis, la part d’interprétation liée à l’expérience et les liens que nous tissons, qu’ils soient comme un supplément ou une ouverture. Puis garder pour soi le “délire” qu’on s’en fait, qui lui peut devenir la source des réalisations qui suivront, mais qui en l’état n’est pas encore communicable.
Quand je dis que ce support commun, “à-portée-de-la-main”, me permet une négligence, c’est davantage pour signifier que je ne plie pas sous le poids de son autorité, je garde en tête son histoire, sa fonction de papier standardisé, mais il me permet un lâcher prise, lâcher dont, je le pense, nous devrions être capables même sur le plus précieux des marbres. Avoir l’attention et l’intention aiguisées, comme quand je conserve des SMS pour en faire un livre, car la négligence au final permet de rendre son importance au plus pauvre des matériaux et de saisir une re-lectio à propos de tout, et de nous amener à faire des choix encore plus drastiques. La négligence serait comme un état de repli, un abri duquel tout passe sous notre regard jusqu’au moment où la nécessité de la saisie se fait sentir. Un peu comme un serpent se permet la patience et la discrétion avant de se déplier sur la malheureuse souris. Négliger serait en fait faire acte de considération, mais pas une considération déjà établie mais bien celle que l’on décide d’y mettre. ( du complexe de culture).
Hier soir je me suis endormi en écoutant une émission sur Resnikov (je crois que c’est ça) et la journaliste parlait de “poésie objective”... Faire de la poésie avec les documents du réel, sortir de la prose pour aller vers l’écrit en utilisant le réel, et ce qui, aux yeux de la plupart, ne possède pas les qualités de la poésie. Ça m’étonnait, car depuis Cage, Fluxus, Art&Language ou tout autre encore, le réel, le présent, le banal... est de l’art. Toujours est-il que, ce projet est dans mon état de veille reptilien, entendre le terme d’”objectivité” à propos de l’écrit m’a secoué, je cherchais ce terme depuis des mois. C’est là que je m’aperçois que j’ai un gros retard à rattraper avec la poésie actuelle. Et je suis doublement heureux, car ça me semble apporté de l’eau à notre moulin/correspondance.
En effet, l’ajout d’esthétique au sens large, comme l’ajout de sens, peut être lui aussi abusif et j’ai toujours eu de la difficulté à ajouter de l’esthétique car j’ai du mal à comprendre, encore, ses enjeux. Pour ça que faire de l’art avec et à partir du réel m’a semblé plus facile, du moins à l’école, en tout cas plus sensé, plus juste, moins aporétique. Mais l’expérience de cette correspondance, du “changement” de ma manière d’écrire et aussi la réflexion à la construction d’un drone me donne des prétextes, des terrains sur lesquels expérimenter une esthétique qui naît de contraintes fortes, claires en tout cas. Il est possible que je revienne vers la sculpture car je crois que toute cette année à m’en être échappé m’a permis d’élaborer un nouveau regard, me permettant de saisir les nécessités et les contraintes avant le simple désir. En fait, j’éduque mon désir à trouver son terrain d’expression. Oscillation entre veille et saisie, encore l’image du serpent qui revient. Nous sommes des prédateurs en quête d’art, et ici, nous nous entraînons pour le moment venu.
À toi, Julien

30/63

04/08/2012
Léon,

     Ma chère Leslie,
    Quel temps pour nous ? Pour le travail et pour penser ? Hier je me disais que je n’avais pas fini mes études, mais uniquement mes études “assistées”, parce qu’en soi, je ne compte jamais arrêter d’étudier, mais désormais j’ai largué les propulseurs. C’est comme conduire la première fois sans le moniteur, on doit se rappeler tout ce qu’on a appris mais se l’approprier, le faire sien dans notre nouveau temps. C’est angoissant, ça c’est sûr. Ici, en saison, c’est compliqué, malgré les pauses l’après-midi, le travail est omniprésent, je crois que, de retour à Bordeaux, je vais éviter les boulots en restau, c’est trop englobant, ça casse le rythme de la vie privée. J’ai besoin de plus en plus de ne plus laisser les choses se faire et s’écouler, je ressens le besoin d’y mettre un contrôle intellectuel, de me sentir à l’aise dans un environnement et une activité et faire en sorte que mon cerveau fonctionne bien, fonctionne tout le temps. J’aimerais avoir la même réactivité intellectuelle que pendant et juste après la rédaction du mémoire, j’aimais ce sentiment d’être oxygéné, d’être en mesure d’interpréter le monde et alors de s’y sentir bien. Être ininquiété, et pour l’être, il faut comprendre, la peur naît de l’incompréhension, d’une non adhérence sur les choses. Ce sentiment d’angoisse que je ressens est dû à l’urgence de penser dans laquelle je me mets, il faut que j’arrive à comprendre que le temps du projet, du travail, arrivera bientôt et que pour le moment, je mets en place ma future liberté.
Ne t'inquiètes pas, nous allons vite respirer. J’ai hâte de respirer avec toi.
À toi Leslie, Julien

17 nov. 2012

29/63

Vendredi 03 août 2012 – Ramonville

     Julien,

     Les lettres que j’ai reçu de toi sont superbes, merci.

    “La “création” se fait dans des goulot d’étranglement. Même dans une langue donnée, même en français par exemple, une nouvelle syntaxe est une langue étrangère dans la langue. Si un créateur n’est pas pris à la gorge par un ensemble d’impossibilités, ce n’est pas un créateur.” (Deleuze) Aurions-nous raison d’être angoissés ? Nos peurs, nos doutes, tout ça permet de tenir à des moments imposées (par et pour nous-mêmes) comme celui de cette écriture quotidienne. Au milieu du tumulte, ce moment est notre souffle. Un souffle maintenu, une respiration maîtrisée, un aller-retour entre se remplir et se vider. Se remplir de lecture, se vider d’écriture. Partager ce souffle, en éprouver la lenteur, en apprécier la nécessité. Je pensais que le moment de concentration était assimilable à un presque-arrêt, à un frein sur le reste, mais il est aussi le canal (ouvert entre nous deux) d’un mouvement qui n’est pas arrêté, comme un bloc, mais juste d’une vitesse réduite. Même si j’ai l’impression que mon rythme d’écriture s’accélère de plus en plus, il est tenu par la lenteur de son déplacement. Je n’ai pas besoin d’aller vite. Je peux respirer. Laisser passer du blanc.

     J’ai mis comme fond d’écran de mon ordinateur, l’un des dessins de vagues de Vija Celmins. J’ai pensé à ça quand tu as parlé de la solitude que tu recherches face à l’océan, ça m’a rappelé la sienne face à la feuille de papier. Et ça me renvoie à la mienne, de solitude, bien sûr.
Mais comme est douce cette solitude si je l’associe à la tienne. Deux regards perdus dans les vagues qui se rejoignent grâce au point de vue qu’ils contemplent.
À toi, Leslie.

27/63 et 28/63

Jeudi 02 août 2012 – Ramonville

     Julien,

     Après une longue journée de travail qui ne s’interrompt que maintenant à 21h46, je peux enfin répondre à ta lettre que j’ai reçue ce matin. Je vais essayer de retrouver la ferveur qui m’a animée à sa lecture.
     Pour commencer, je crois qu’il faut repenser les systématismes de nos propres concepts. En effet, rien de plus habituel et parfois automatique que les mots eux-mêmes, surtout lorsqu’on les utilise comme des outils. Les outils, il faut les tailler de temps en temps, les marteler, les aiguiser, bref ne pas les laisser se ramollir, ne pas les abandonner aux phrases, mais bien les ressaisir. Ta lettre m’a beaucoup frappée car j’ai eu l’impression que tu me (nous ?) reprochais d’accorder trop d’importance à la forme, alors que ce qui compte avant tout c’est le prétexte à l’écriture. Sur ce deuxième point nous sommes d’accord et ce depuis le début. Tu dis que le support est quelconque comme si on ne devait pas le penser. N’oublions pas que “l’être quelconque” n’est pas “l’être peu importe lequel” mais bien “l’être tel que de toute façon il importe” (Agamben). Donc la singularité quelconque est finalement ce qui nous est le plus proche, le plus familier, le plus intrinsèque. Le quelconque est d’une importance primordiale. Après, il nous appartient de négliger ce support “quelconque” en n’en faisant pas (et heureusement) l’objet de notre recherche. Mais il faut connaître les choses (c’est-à-dire s’en saisir et les manipuler) pour choisir de ne pas leur soutenir notre attention (les négliger si tu veux), sinon c’est juste de l’ignorance. Pour pouvoir négliger une chose il faut accepter de ne la faire pas. Et tout ce que tu n’écris pas existe quand même.
Cela dit, je vais t’épargner tout le discours sur la charge esthétique et conceptuelle du format A4, tout ça on connaît. Même si notre support peut nous paraître neutre, il ne faut pas oublier qu’il est par la négative affranchi de tout dispositif (numérique par exemple) et ça, c’est tout sauf anodin. Et si tu ne portes pas ton attention au papier alors comment peux-tu penser le temps et l’espace que nous utilisons. Pour moi, c’est indissociable. Ça ne me convient pas de faire des aller-retours constants entre le fond et les formes. Il devrait exister un équilibre qui nous permette d’évacuer ces questions (non pas de les négliger, mais de les faire balancer – c’est un mouvement qui ne cesse jamais – sans que ni l’une ni l’autre ne soit prégnante). Tu dis que la qualité des matériaux impose le respect chez qui les approche. J’aime traiter tout support avec une infinie rigueur (qui ne veut jamais dire préciosité). Tu sais que j’ai un rapport fort au papier. Le papier je m’y appuie, je le sens sous mes doigts, je souffle dessus pour faire voler les copeaux de gommes, je le fixe sans cesse et joue avec sa rugosité mais jamais je ne le regarde vraiment pour ce qu’il est, jamais je ne m’arrête à sa surface (même si j’en suis parfois tentée). Pourtant je sais qu’il est là derrière, quelque part, stable ou instable et je ne peux pas l’ignorer. Une page A4 ou un papier aquarelle 210g (ça existe ?), aucune différence de qualité. Mais tout est affaire de choix, au moment du terrassement, car le non choix mène à l’ajout abusif de sens, à l’hypocondrie. Plus on recherche la simplicité là où elle n’est pas, plus on va vers la sophistication. Il n’y a pas de simplicité, ou de recherche de neutralité dans mon choix du A4, juste une portée-de-la-main, comme mon écriture, l’écriture de ma main.
     J’ai adoré que tu parles de créer un style de vie. C’est une belle formule quand on l’imagine formée par nous deux. Peut-être notre projet d’écriture trouve-t-il une existence artistique dans le trou qu’il produit dans notre quotidien, il arrête nos autres gestes, les met en suspend pour un temps et un espace défini. Choisir de consacrer chaque jour (et ce parce que le courrier ne passe qu’une fois par jour) à l’écriture, à cette écriture, ce moment de concentration et ce support (et pas un autre), produire cette action en miroir de toi, envers et contre tout, voilà un style de vie.
À toi, Leslie.

25/63 et 26/63

02/08/2012,
Léon

Leslie,
Est-ce toi qui diriges notre échange ? Est-ce toi qui as le pouvoir de me donner ou de me couper la parole? Si dans les pages blanches que tu m’envoies il y a déjà, en puissance, toute ma parole, pourquoi moi aussi ne t’enverrais-je pas de pages, non vierges, mais non révélées ? Finalement dans notre échange, c’est toi qui est la plus amarrée, la plus stable, tu es dans ton espace domestique alors que moi je suis en transit et je ne peux (ne veux?) m’alourdir d’objets à usage personnel, je ne veux pas laisser de traces, je ne veux que du comestible, rien ne doit rester. Ce que j’ai de personnel ici c’est ce que j’ai amené avec moi. Si tu ne m’envoyais pas de papier, peut-être ne t’enverrais-je que la poussière que je sème derrière moi.
Et oui, le fait que je sois gaucher et toi droitière pourrait faire de nous soit un hybride, soit un double, soit un reflet. Comme je te l’ai dit dans ma précédente lettre à propos des amis qui sont de l’autre côté du ciel, c’est comme si j’étais pour toi de l’autre côté de la page blanche.
Tu parles de Gonzales-Torres, j’adore évidemment ce rapprochement, mais c’est vrai que dans mes histoires d’entrelacement j’ai toujours été confronté au problème de l’indétermination des deux êtres. De manière physique c’est impossible, et de manière éthique ce n’est pas non plus recommandé je pense. Ma dernière lettre où je parle de négligence t’as fait réagir et c’est tant mieux, on ne peut toujours être d’accord, il ne le faut pas, on ne peut conventionner nos pensées. Être d’accord simplifie et accélère le rythme de pensée, mais l’être en permanence n’a rien de bon. En amour, en théorie ou en entrelacs, l’élément de distinction personnel, celui qui n’adhère pas à l’autre, a toute son importance pour maintenir et enrichir la relation. C’est dans l’altérité qu’on évolue, qu’on s’adapte, qu’on rectifie, je ne veux jamais oublier que tu es une altérité, je ne veux pas que tu sois moi, je veux que tu restes le corps qui me fait face, la pensée en mouvement, la voix qui me berce. Cette activité érotique se fait à deux, c’est toi qui es au bout du fil, pas un autre moi. Si nous étions de purs esprits désincarnés nous pourrions nous mêler, nous fondre l’un dans l’autre, mais nous avons des corps, qui plus est nous avons chacun une passion pour Le corps, gardons en tête que ce qui nous fascine et nous remplie de curiosité esthétique est l’unique barrière à la fusion totale.
La parole dite est mêlée d’air et d’eau, la pensée est électrique, l’écriture est mécanique, même la sphère de l’idée devient une matérialité discernable.
Malgré ce carcan physique, nous projetons des concepts d’entrelacs et de porter-sur-soi, c’est beau, nous avons le désir commun d’outrepasser les limites du corps et du visible pour tisser un lien plus fort que tout. Si tu étais adepte de la méditation, j’aurais aimé que l’on fasse un exercice de pensée active, séparés et ensemble, de pensée et de corps aussi, car la méditation demeure très corporelle, pour voir, en la pratiquant souvent, jusqu’où pourrions-nous amener un entrelacement, une écoute, une sensation mutuelle.
Je te laisse d’ailleurs méditer à tout le blanc que je te réserve, c’est drôle, car depuis le début, aucun de nous n’a véritablement exploiter sa puissance de “ne pas”. Peut-être voudras-tu recouvrir le reste de la pression de mon écriture, ou bien t’en saisir comme tel, comme une empreinte érotique de la pression de ma main sur l’espace d’expression que je t’offre. Que tu puisses l’effleurer comme le grain de ma peau.
À toi, Julien

24/63

02/08/2012, Léon

     Leslie,
     Melville me donne une certaine amertume, toujours quand il s’agit de l’océan, cette immensité est propice aux rêves mais aussi aux mélancolies, à l’envie de vivre l’extraordinaire mais aussi à la désespérance du monde terrestre.
    Notre correspondance n’est ni terrestre ni océanique, je dirais qu’elle est aérienne. Quand je t’écris, l’observation du ciel est importante, et puis je me projette en même temps, par imagination, vers le lieu où j’aimerais me trouver, c’est-à-dire Ramonville, avec toi. L’air a quelque chose de projetant, on imagine son aimé, le nez en l’air, on peut se détacher de notre amarrage inconfortable. L’océan, lui, nous renvoie à notre mélancolie, notre solitude. Personnellement c’est un lieu, un élément, que je ne voudrais arpenter que le plus seul du monde, l’océan n’est pas un espace qui attache à l’autre, c’est un élément qui nous absorbe individuellement, pourquoi ? Alors que l’air lui, semble nous rattacher à tous ceux qui nous manque, comme s’ils étaient de l’autre côté du ciel. Je décide que cette feuille est un morceau d’air, un morceau d’air que l’on a touché tous les deux, que tu as touché la première et que tu seras la dernière à toucher.
    Je pensais à la respiration il y a peu et je me disais qu’on partage tous un oxygène commun. Est-ce qu’avec l’aide des vents, se peut-il qu’on ait déjà, depuis un mois, partagé le même litre d’air ? Victor Hugo parle de poissons de l’air, si légers qu’ils en seraient invisibles, comme des méduses ou des poulpes plus légers que l’air et qui vivraient tout à fait tranquilles, ininquiétés. Pour un condor ou un goéland, 300 kilomètres ne représentent rien, c’est un territoire à l’échelle de leurs ailes, ils y trouvent de quoi nourrir leur appétit et celui de leurs petits.
    J’aime à penser que ces lettres sont de l’air solidifié que l’on se donne chacun pour respirer, comme si l’on partageait la même bouteille d’oxygène.
Respire bien. À toi. Julien

23/63

Mercredi 01 août 2012 – Ramonville

     Cher Julien,

    Aujourd’hui, je commence à mesurer, non sans une certaine angoisse qu’il est très difficile de maintenir une activité artistique quotidienne lorsque l’essentiel des journées est nécessairement occupé par autre chose. Voilà qui va certainement constituer le plus grand changement d’avec les cinq années écoulées. La passion ne manquera jamais, c’est évident, ni l’intérêt, mais le courage... la rigueur, voilà ce qui est difficile à entretenir. Et pourtant, comme l’a écrit cette chère Huguette de Broqueville : «la plus grande liberté naît de la plus grande rigueur». C’est pourquoi j’ai hâte de reprendre un réel entraînement sportif. Le seul moment où, en faisant tout autre chose et en pensant à ce qu’est cet autre chose, je pense à ce qui est relatif à ma pratique. À force de dessiner des terrains de sport, des piscines, j’en ai presque oublié que tout ça vient d’une pratique (qu’importe qu’elle soit modeste, et tant mieux d’ailleurs si elle l’est). C’est dans l’entraînement qu’on éprouve le développement d’un geste, comme tu le montres d’ailleurs par tes exercices d’écritures. À ce propos, es-tu déjà repassé, ne serait-ce qu’une fois, à ton écriture «normale» (habituelle) depuis que tu as débuté ton protocole ? à quel moment l’altération devient-elle elle même habitude ?
    J’ai eu à peine le temps de penser aujourd’hui et ça m’a un peu effrayée. Est-ce que je vais réussir à gérer tout ça ? Est-ce que je perd mon temps ? Comment ménager une nouvelle propension? J’aimerais repartir en voyage, en déplacement. Malheureusement, il faudra que je me contente pour le moment de voler des minutes, et peut-être parfois quelques heures à l’étouffant emploi-du-temps que je subis à partir de dorénavant.
Vraiment à toi, Leslie.

22/63

Le 01/08/2012
à Léon

     Leslie,
    “Dessin de lettre”. Parlerais-tu aussi de l’objet lettre, du support? Nos lettres, je crois que nous sommes d’accord, ne sont que le support à la réflexion et à l’exercice de pensée écrite, et d’écriture pensée. Je n’ai pas l’impression que le support soit aussi pensé, hormis un soucis de simple mise en page qui en soit les fait ressembler à presque toutes les lettres. Le support est quelconque et tant mieux, l’objet ne révèle aucune qualité spécifique. J’ai tendance à penser que les objets d’art de qualité, du point de vue des matériaux, démontre une garantie artistique, fait que l’on en a pour notre argent. La qualité, aussi, extrait intrinsèquement l’art du commun, de l’usage, et par là oblige également au soin et au respect. Il me semble que l’usage de matériaux (même immatériels) de l’ordre du commun nous offre à nous la possibilité d’une certaine négligence et de réflexions assez vastes sur notre rapport au monde contemporain. Mais il est vrai qu’il est très dur de faire quelque chose de simple, voire de quotidien, car il y a un nouveau cap à franchir, celui de ré-inventer son regard sur les choses que l’on nous a appris à réaliser de manière automatique. Il y a une zone du cerveau chargée de nous faire marcher, trouver des objets quotidiens, éviter des obstacles courants, écrire... Nous devons combattre une écriture biologique dans le cerveau. Pourquoi pas apprendre à faire de l’art de façon automatique et conceptualiser notre activité quotidienne et domestique? Nous devons de plus en plus, désormais, apprendre à nous construire un mode de vie affranchi du carcan du modèle socio-économique qui nous a fait. L’art ce n’est peut-être pas la vie, mais c’est au moins un moyen de la déconstruire et de l’utiliser, et de s’en saisir de matière. Des artistes sans œuvre, si l’œuvre est située dans le poïétique. Il s’agirait de dissoudre le poïétique pour qu’il infiltre le politique et la sphère privée. C’est un travail difficile à tenir mais qui m’a toujours semblé moins inane que la production d’œuvre, pour ça aussi que je me sens de plus en plus proche de la performance contemporaine. Créons-nous un style de vie.
À toi, Julien

20/63 et 21/63

Mardi 31 juillet 2012 – Ramonville

     Mon cher Julien,

     Pour commencer, j’ai écrit dans ma dernière lettre que j’avais commencé à lire ton mémoire et la lettre que j’ai reçue ce matin est remplie d’entrelacement...
    C’est vrai que je ne me sens jamais aussi proche de toi (quand tu es éloigné) que lorsque je suis en train de t’écrire. Ces lignes contiennent ta réponse en puissance, non seulement parce que nous partageons des idées mais aussi dans la place que je t’offre avec les pages blanches (oui, je parle beaucoup de ça en ce moment). C’est moi qui dirige alors ? Moi qui choisi l’étendue de ton espace d’expression ? C’est moi qui fait la place que tu prend. Et si je cessais d’envoyer des pages blanches ? Non, je ne ferais pas ça car j’aime qu’une enveloppe (mon enveloppe) contienne trois pages à chaque fois. Toutes les pages viennent de moi, elles me reviennent toutes (enfin sauf celles que tu gardes où se trouve mon écriture, mais ce ne sont pas les plus nombreuses). C’est comme si j’avais déjà écris dessus à l’encre invisible (sympathique !) et que par le procédé de son voyage, la lettre me revenait révélée. Ou comme si je la regardais dans un miroir et qu’y apparaissait soudain l’écriture de mon double... un gaucher.

     On dirait qu’on est vraiment la même personne au moment où on écrit sur la même feuille, à ce moment là on peut être encore plus proche que l’un en face de l’autre. La page blanche sur laquelle nous couchons nos pensées et un lieu de notre intimité, comme un lit partagé. Désolée pour le petit jeu de mot pas terrible, mais au-delà de ça, c’est vrai qu’on vient dans le lit pour faire tous les deux la même chose (dormir) et qu’on y prend le même espace-temps sans pourtant être vraiment ensemble...
     Comme tu le vois j’ai commencé une seconde page, je repousse ton expression potentielle à une seule... Je parle par-dessus toi, ou je te coupe la parole. J’ai l’impression qu’on entretient plus le même statut d’égalité depuis que tu as introduit la deuxième page dans notre protocole d’écriture. Et en même temps, le fait que tu remplisses les deux pages que je t’envoie me plaît car, en ceci, le poids (20g) de mes enveloppe contient toujours le poids de nos deux écritures sans que l’une ou l’autre se trouve prégnante. Ça me rappelle un peu certaines œuvres de Gonzales-Torres à propos du poids de deux êtres ensemble qui n’en forment qu’un. Je parle de cet artiste à cause d’un certain goût doux-amer qu’il m’évoque, ça parle de l’amour et ça met mal-à-l’aise comme si on voudrait parfois pouvoir prendre de la distance avec le corps de l’autre. Comme s’il était trop dangereux de se fondre totalement avec l’autre, de devenir l’autre. La distance à parfois besoin d’être aussi au niveau de l’esprit. Je ne sais pas trop bien ce que je veux dire, je n’ai rien contre l’idée de ne faire qu’un avec toi, de te porter-sur-moi ou de partager avec toi le «terrain d’entente», d’attente ou d’attention qu’est cette page blanche qui suit. Mais c’est étonnant que cette intense (et d’ailleurs envoûtante) proximité qui surgit entre nous au moment de l’écriture ou de la lecture se produise justement lorsque nos deux corps sont à ce point éloignés. En fait, je pense que je fais une erreur en envisageant l’éloignement corporel comme une distance. Finalement, écrire une lettre, c’est très physique et c’est même peut-être (sans aucun doute) érotique. J’aimerais essayer de penser la corporéité de nos lettres, nos lettres manuscrites, à la main... à deux mains.
Toi, Julien