09/08/2012
Léon
“Si le blanc est signe de préciosité, il est aussi
l’expression d’un “ne pas”. La non action et la retenue est signe d’une non urgence dans la nécessité, alors que affolement est dilapidation inutile et souvent improductive. Le
détachement serait alors blanc ?”
SMS envoyé le
08/08/2012, peu
de temps après que
tu ai posté ta
lettre ayant pour
sujet le blanc.
Leslie,
J’ai pris beaucoup de retard je m’en
excuse, le travail me laisse de moins en moins de temps de cerveau
disponible, aussi vais-je tenter de me rattraper. Je ne sais pas si
je réussirai à répondre à tes lettres dans le bon ordre,
d’ailleurs est-ce si important de répondre, l’essentiel n’est-il
pas, pour chacun, de d’abord s’exercer à maintenir sa pensée,
le fil de sa pensée ? Une pensée qui ici se structure et s’élabore
à deux.
Le blanc est quelque chose qui
m’interroge, voire qui m’obsède depuis longtemps,
essentiellement pour ses enjeux, ses qualités de contre-forme et
d’espace négatif. Tu dis que nos mots tracés dans le papier sont
comme des trous. Je pense évidemment à la technique du poinçon
employée par Michel-Ange pour reporter ses figures à la bonne
échelle sur le plafond de la chapelle Sixtine. Ce trou est une
réserve laissant place à l’émergence d’un plein, il est un
vide, mais en réalité un plein en puissance. D’ailleurs, le
poinçon ou le pochoir sont des techniques de report par le vide pour
permettre un déplacement de l’inscription que l’on souhaite
réaliser.
Quand tu dis que nos mots sont peut-être en fait des
soustractions je ne peux qu’être d’accord avec toi. C’est par
le vide que le plein peu exister, c’est par contraste qu’on voit
les choses, il faut toujours faire place pour bâtir quelque chose.
Un des grands axes du “Caractère destructeur” de Walter Benjamin
que j’adore. Il y a une figure du vide qui m’a toujours
passionnée depuis que je l’ai découverte, c’est l’éponge de
Menger. Je crois que tu connais. Un cube est troué de part en part :
Ce qui me fascine dans cette structure du vide, c’est
que si l’on pousse le vice, et c’est fait pour, si l’on perce à
l’infini, il n’y a plus rien, plus de cube, alors qu’en fait il
est toujours, seulement sa matérialité est réduite à l’infiniment
petit. Tu sais dans mon mémoire je parle d’une idée répandue
chez les chamanes et même chez d’autres spiritualités, et même
en sciences physiques, que nous vivons dans une structure dont les
axes infinis nous traverse, nous reliant alors tous, d’une certaine
manière. Cette “éponge” serait alors la forme “cartésienne”,
logique, d’un bon nombre de questions ou de raisonnements
religieux. Et comme le complexe de Xénon, (je crois que c’est ça)
qui dit que la flèche n’atteindra jamais sa cible car la distance
qui les sépare est infinie, car tout espace, même le plus infime,
est divisible par deux, en soi, aussi proche ou lointain que nous
soyons, l’univers nous sépare toujours, sa distance j’entends,
mais nous en restons tout de même reliés par la structure invisible
dans laquelle tout baigne.
Ainsi, si nous (j’entends l’Humain) étions capable de
raisonnements et d’une vision qui se libèrerait des entraves des
réalités visibles, les notions de proche ou lointain, de distance,
de séparation, deviendraient frelatées et nous serions capable
d’entrevoir les affects d’une tout autre manière. Dans cette
vision des possibles qui est pour le moins concrète, en tout cas
s’établissant sur l’expérience communicable de la science, ces
lettres participent au pont qui nous relie. Pont qui, à la vue de
SMS qui avait pour sujet, sans le savoir, une partie de ta dernière
lettre, reste ouvert et actif même dans l’espace négatif existant
entre deux courriers, entre deux aller-retours.
Je ne suis pas tout-à-fait d’accord
avec toi au sujet des œuvres mortes inutiles à ta navigation. Je pense qu’œuvres
vives et œuvres mortes cheminent ensemble et qu’elles
s’influencent, même par défaut. C’est certain, le temps passé
derrière ma plonge, œuvre morte, j’aimerais le passer à autre
chose, t’écrire, marcher, lire, produire quelque de satisfaisant.
Mais sans séparation, sans contrainte extérieure, produirions-nous
cet échange ? Aurions-nous cette conversation ? Je pense d’ailleurs
qu’il est important dans ce dialogue, que chacun de nous ait une
activité de labeur économique ou autre, que tous les connaissions
cette fragmentation entre écrit et travail, afin de satisfaire une
forme d’égalité temporelle et de disponibilité intellectuelle.
Sans cela, l’un ou l’autre subirait une forme d’attente plus
longue, entraînerait sans doute une autre réflexion. Comme il
était, je pense, bienvenu que nous ayons tout deux le même résultat
à notre examen, c’est sans doute superficiel, ça peut le
paraître, mais c’est tout de même important à notre équilibre.
Si l’on veut qu’un échafaudage demeure stable durant son
élaboration, il faut construire les deux côtés opposés
simultanément. Échafaudage=structure du vide. Étagère, structure
du vide également, prêt à recevoir tout ce qu’on est prêt à y
ranger. Si une structure est un espace disponible, pourrait-on se
définir une structure générale pour tout, capable de tout
contenir. Je vais délirer un peu, mais le plan de Dieu, pour les
religieux, le plan cosmique pour les païens, n’est-ce pas ce genre
de structure dans laquelle tout peut exister, s’élaborer,
s’imaginer, car prévue, ayant alors son espace vacant pour être
ou devenir ? Encore une fois, maître Eckhart n’est pas loin dans
ma tête, mais cela nourrit mon obsession que tout est là, prêt à
être saisi quand la gravité s’en fera sentir.
Tu parlais d’écrire en négatif. Tu
sais que dans l’écriture hébraïque, écrire en blanc sur noir
revient à figer les choses, un espace dense séparant chaque lettre
(d’ailleurs c’est pour ça que chaque a une signification très
forte dans le plan et la réalisation du monde) les rend fixes, comme
une vérité ou pourquoi pas une prophétie. Je pense qu’On Kawara
le savait bien, Opalka aussi, qui au fur et à mesure de son œuvre
était au début dense pour aller vers l'éthéré à la fin de
chaque tableau. Alors peut-être, nous qui sommes encore au stade du
dense sur le vide, nous n’en sommes qu’au début de quelque chose
qui a encore beaucoup de temps devant lui.
À
toi, Leslie