17 nov. 2012

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Dimanche 22 juillet 2012 – Ramonville.

     21h34. Julien,
Comment peut-on travailler ? Comment ménager le temps pour ça ? Tu dis que je devrais essayer d’utiliser mon travail infographique pour réfléchir au support virtuel. Pour moi le seul support virtuel intéressant serait d’écrire pour un site internet. Un site en guise de brouillon. Dans mon rangement d’aujourd’hui, j’ai balancé pratiquement tout le brouillon manuscrit de mon mémoire, non sans une certaine difficulté, je l’avoue. Je me demande toujours s’il serait pertinent de conserver les ébauches, les idées-minutes, les erreurs aussi. Je ne tolère cet archivage que lorsque les écrits se trouvent dans un cahier, rassemblés, datés. Les feuilles volantes me gênent. J’ai commencé à réfléchir à nos lettres, ou plutôt aux tiennes, à la façon dont j’allais les conserver. Est-ce que je vais les retranscrire à l’ordinateur ? Ce qui me ferait évidemment perdre la matérialité de ton écriture qui est pourtant l’un des sujets principaux de nos échanges. J’ai un attachement certain à ces pages noircies, ces lignes, cette graphie, ce rapport très direct à la pensée. Pourtant, je serais contre l’idée de montrer des pages manuscrites (de quelques manières que ce soit). Il y a un côté tellement précieux, un aspect «reliques» qui me bloque, alors même que ce qui m’intéresse est, précisément, ce lien avec le corps, avec le geste, l’action physique. Comment faire la part des choses entre le fond et la forme? Dans ta dernière lettre, tu parles de la contrainte que constitue l’écriture nouvelle que tu éprouves. Le fond et la forme deviendraient équivalentes car relèveraient finalement du même degré d’attention. Quand je recopiais des textes en les transcrivant en phonétique, j’avais justement décidé de nier totalement le fond, ma seule intention était d’écrire de ma main, l’équivalent d’un livre de poche d’environ 200 pages. Ainsi mon corps et mes yeux ont éprouvés cette quantité, ce volume, mais pourtant, je n’avais rien écrit de moi-même, à peine avais-je produis une sélection de textes (mais nulle puisque illisible). Serait-il possible que le statut de nos lettres se rapproche de cela ? Comment séparer le fond de la forme ? Comment puiser dans l’un et dans l’autre ? Cette écriture est-elle à lire ? Est-elle à regarder ? Ou ne serait-elle uniquement qu’à échanger ? Plus j’y pense, et plus je me dis que ces lettres ne devront jamais être montrées. Elles ne sont pas une fin en soi, mais un moyen d’entretenir (à deux) un lien à l’écriture. À la fois au fait d’écrire comme dépôt d’une pensée et comme exercice d’une graphie (particulièrement dans ton cas). Ce qui est important c’est l’échange des lettres, le contenu n’a aucune importance. À ceci près qu’il ne s’agit pas de cartes postales qui font état de nos vacances, ni de lettres d’amour. Le contenu est quelconque parce qu’il n’est pas réellement adressé. Il est juste rendu disponible, pour une seule personne, comme un terrain commun ou comme un objet que l’on se fait passer. L’espace recto d’une feuille A4, de la même feuille A4 que l’on s’entête à remplir par jeu. Je t’envoie des pages davantage que des lettres. Je t’envoie des pages remplies et des pages vides. Je t’envoie du papier blanc, standard, disponible et tellement quelconque. Je me demande si je dois écrire jusqu’au bas de la page pour respecter le protocole. Je me demande si je ne ferais pas mieux de remplir cette feuille d’un bel aplat au bic noir, un bon coloriage comme je les aime. Mais non. Je ne ferai plus cela. Je pense qu’on s’est écrit suffisamment de lettres pour pouvoir penser au statut qu’elles doivent tenir pour la suite. Ce n’est pas un brouillon, mais ce n’est pas non plus une fin en soi. Le contenu ne compte pas, mais il est important de dire ce qui y est contenu. L’écriture n’est ni montrable, ni transcriptible, ni reproductible, ni à jeter. (Et pourtant, comme j’aimerais une belle série de feuilles A4 bien placées en grille sous verre à la Susan Hiller !)
     22h12, à très vite,
Leslie.