02/08/2012,
Léon
Leslie,
Est-ce toi qui diriges notre échange ? Est-ce toi qui as
le pouvoir de me donner ou de me couper la parole? Si dans les pages
blanches que tu m’envoies il y a déjà, en puissance, toute ma
parole, pourquoi moi aussi ne t’enverrais-je pas de pages, non
vierges, mais non révélées ? Finalement dans notre échange, c’est
toi qui est la plus amarrée, la plus stable, tu es dans ton espace
domestique alors que moi je suis en transit et je ne peux (ne veux?)
m’alourdir d’objets à usage personnel, je ne veux pas laisser de
traces, je ne veux que du comestible, rien ne doit rester. Ce que
j’ai de personnel ici c’est ce que j’ai amené avec moi. Si tu
ne m’envoyais pas de papier, peut-être ne t’enverrais-je que la
poussière que je sème derrière moi.
Et oui, le fait que je sois gaucher et toi droitière
pourrait faire de nous soit un hybride, soit un double, soit un
reflet. Comme je te l’ai dit dans ma précédente lettre à propos
des amis qui sont de l’autre côté du ciel, c’est comme si
j’étais pour toi de l’autre côté de la page blanche.
Tu parles de Gonzales-Torres, j’adore évidemment ce
rapprochement, mais c’est vrai que dans mes histoires
d’entrelacement j’ai toujours été confronté au problème de
l’indétermination des deux êtres. De manière physique c’est
impossible, et de manière éthique ce n’est pas non plus
recommandé je pense. Ma dernière lettre où je parle de négligence
t’as fait réagir et c’est tant mieux, on ne peut toujours être
d’accord, il ne le faut pas, on ne peut conventionner nos pensées.
Être d’accord simplifie et accélère le rythme de pensée, mais
l’être en permanence n’a rien de bon. En amour, en théorie ou
en entrelacs, l’élément de distinction personnel, celui qui
n’adhère pas à l’autre, a toute son importance pour maintenir
et enrichir la relation. C’est dans l’altérité qu’on évolue,
qu’on s’adapte, qu’on rectifie, je ne veux jamais oublier que
tu es une altérité, je ne veux pas que tu sois moi, je veux que tu
restes le corps qui me fait face, la pensée en mouvement, la voix
qui me berce. Cette activité érotique se fait à deux, c’est toi
qui es au bout du fil, pas un autre moi. Si nous étions de purs
esprits désincarnés nous pourrions nous mêler, nous fondre l’un
dans l’autre, mais nous avons des corps, qui plus est nous avons
chacun une passion pour Le corps, gardons en tête que ce qui nous
fascine et nous remplie de curiosité esthétique est l’unique
barrière à la fusion totale.
La parole dite est mêlée d’air et d’eau, la pensée
est électrique, l’écriture est mécanique, même la sphère de
l’idée devient une matérialité discernable.
Malgré ce carcan physique, nous projetons des concepts
d’entrelacs et de porter-sur-soi, c’est beau, nous avons le désir
commun d’outrepasser les limites du corps et du visible pour tisser
un lien plus fort que tout. Si tu étais adepte de la méditation,
j’aurais aimé que l’on fasse un exercice de pensée active,
séparés et ensemble, de pensée et de corps aussi, car la
méditation demeure très corporelle, pour voir, en la pratiquant
souvent, jusqu’où pourrions-nous amener un entrelacement, une
écoute, une sensation mutuelle.
Je te laisse d’ailleurs méditer à tout le blanc que je
te réserve, c’est drôle, car depuis le début, aucun de nous n’a
véritablement exploiter sa puissance de “ne pas”. Peut-être
voudras-tu recouvrir le reste de la pression de mon écriture, ou
bien t’en saisir comme tel, comme une empreinte érotique de la
pression de ma main sur l’espace d’expression que je t’offre.
Que tu puisses l’effleurer comme le grain de ma peau.
À
toi, Julien