18 nov. 2012

57/63 et 58/63

Léon, le 29 août 2012


     Leslie,
   c’est vrai que depuis que tu es partie l’espace entre deux lettres s’est élargi, et je suis toujours aussi dépendant de toi pour le papier.
    Je suis un peu comme toi au niveau des “crises” passagères nécessaires à une remise en question, à des actes et habitudes différentes. Je me souviens à quinze jours du diplôme, il y a eu une journée très sombre pour moi où je me dévaluais complètement, où toute possibilité de travail semblait anéantie, j’avais l’impression de n’avoir rien appris et rien retenu. C’était horrible. Dès le lendemain je mettais en place une stratégie de préparation intense qui ne s’est arrêtée que dix minutes avant l’oral. S’il y a une chose que j’ai apprise, c’est que chez moi crise rime avec la nécessité de penser autrement. Maintenant je le sais. Pour avancer il ne faut pas être trop content de soi-même. (Je précise, je ne dois pas être trop content de moi-même).
    Ta lettre m’a beaucoup touché parce que le doute à fait apparaître toute ton émotion, et j’aime quand tu écris ainsi, avec tes sentiments. Je trouve que tu as une capacité de transmission d’émotions très grande, on comprend que chaque sensation chez toi n’est jamais légère, que tu les regardes, les manipules, qu’elles ont toute ton attention, et c’est alors un plaisir de lire une si belle expressivité. Tu es capable d’avoir un lexique technique très vaste, qui ne vient en rien atténuer la force expressive. En fait quand je te lis, je lis aussi toute la littérature et les styles que j’aime, nés des profondeurs de notre intime et qui se révèlent avec force, appui, honnêteté sans pathos. Tu n’es pas quelqu’un qui embarrassasse de fioritures, et la livraison d’une émotion vraie ne rime pas avec une écorchure égoïste, c’est beau, ça me donne du plaisir, c’est indéfinissable. J’aime ton émotion.
     Je ne sais pas si c’est le fait qu’il y avait “longtemps” que je n’avais pas eu de lettre, mais tes deux dernières me touchent particulièrement. Oui, il faut que nous apprenions quelque chose ensemble, personnellement tout ce qui touche au langage m’intéresse, mais quand tu parles d’apprendre quelque chose de loin de nous, pour laquelle nous ne sommes pas “doués”, ça me parle. Au Maroc je pensais beaucoup à ce type de chose afin de renverser la notion de “don” ou d’apprentissage utile. D’ailleurs, si l’on fait un rapprochement rapide, comme le dis M. Mauss, le don n’est-il pas une malédiction, ou une aliénation ? Nous pourrions apprendre à tirer au pistolet ! Plus sérieusement, gardons une attention spontanée et réfléchissons à nos lacunes. La musique, le rythme, c’est difficile pour moi, sauf pour la “danse” dubstepienne. La couture me plairait beaucoup à apprendre aussi (déjà trop de propension). Je pourrais par exemple apprendre ta technique de dessin et toi quelque chose que je sais faire. Mais je crois que je ne possèdes aucune technique en particulier, je suis trop papillon. J’avoue que l’entraînement du corps stimule mon intérêt. Je pense beaucoup à l’importance de la respiration, je crois que je devrais arrêter de fumer, ce qui serait déjà une étape dans l’apprentissage d’un nouveau “respirer”. J’aimerais que nous devenions des spécialistes dans un domaine totalement incongru, échappant au sens commun. Par exemple toi, en dehors de l’art, parmi tes diverses expériences, loisirs, petits boulots, qu’as-tu appris dont tu ne te sers jamais ? La connaissance et vraiment comme une boîte-à-outils je me rends compte, alors de quel outils inutile souhaitons-nous nous lester ?
     Je pense au fait d’écrire à deux, et je pense que ces lettres, en dehors de leur fond, permettent de saisir nos tics de langage, nos lexiques respectifs, nos styles... Il serait sûrement non négligeable de décrypter ce qui fait notre “patte” pour éventuellement la pervertir, l’anéantir ou se l’échanger afin de briser l’idée d’individu, créer alors une écriture quelconque !
     Personnellement, j’aime la possibilité de pouvoir ne pas être moi, et pourquoi pas devenir une entité avec toi.
Pour toi, Julien