Léon, le 29 août 2012
Leslie,
c’est vrai que depuis que tu es partie
l’espace entre deux lettres s’est élargi, et je suis toujours
aussi dépendant de toi pour le papier.
Je suis un peu comme toi au niveau
des “crises” passagères nécessaires à une remise en question,
à des actes et habitudes différentes. Je me souviens à quinze
jours du diplôme, il y a eu une journée très sombre pour moi où
je me dévaluais complètement, où toute possibilité de travail
semblait anéantie, j’avais l’impression de n’avoir rien appris
et rien retenu. C’était horrible. Dès le lendemain je mettais en
place une stratégie de préparation intense qui ne s’est arrêtée
que dix minutes avant l’oral. S’il y a une chose que j’ai
apprise, c’est que chez moi crise rime avec la nécessité de
penser autrement. Maintenant je le sais. Pour avancer il ne faut pas
être trop content de soi-même. (Je précise, je
ne dois pas être trop content de moi-même).
Ta lettre m’a beaucoup touché parce que le doute à
fait apparaître toute ton émotion, et j’aime quand tu écris
ainsi, avec tes sentiments. Je trouve que tu as une capacité de
transmission d’émotions très grande, on comprend que chaque
sensation chez toi n’est jamais légère, que tu les regardes, les
manipules, qu’elles ont toute ton attention, et c’est alors un
plaisir de lire une si belle expressivité. Tu es capable d’avoir
un lexique technique très vaste, qui ne vient en rien atténuer la
force expressive. En fait quand je te lis, je lis aussi toute la
littérature et les styles que j’aime, nés des profondeurs de
notre intime et qui se révèlent avec force, appui, honnêteté sans
pathos. Tu n’es pas quelqu’un qui embarrassasse de fioritures, et
la livraison d’une émotion vraie ne rime pas avec une écorchure
égoïste, c’est beau, ça me donne du plaisir, c’est
indéfinissable. J’aime ton émotion.
Je ne sais pas si c’est le fait
qu’il y avait “longtemps” que je n’avais pas eu de lettre,
mais tes deux dernières me touchent particulièrement. Oui, il faut
que nous apprenions quelque chose ensemble, personnellement tout ce
qui touche au langage m’intéresse, mais quand tu parles
d’apprendre quelque chose de loin de nous, pour laquelle nous ne
sommes pas “doués”, ça me parle. Au Maroc je pensais beaucoup à
ce type de chose afin de renverser la notion de “don” ou
d’apprentissage utile. D’ailleurs, si l’on fait un
rapprochement rapide, comme le dis M. Mauss, le don
n’est-il pas une malédiction, ou une aliénation
? Nous pourrions apprendre à tirer au pistolet ! Plus sérieusement,
gardons une attention spontanée et réfléchissons à nos lacunes.
La musique, le rythme, c’est difficile pour moi, sauf pour la
“danse” dubstepienne. La couture me plairait beaucoup à
apprendre aussi (déjà trop de propension). Je pourrais par exemple
apprendre ta technique de dessin et toi quelque chose que je sais
faire. Mais je crois que je ne possèdes aucune technique en
particulier, je suis trop papillon. J’avoue que l’entraînement
du corps stimule mon intérêt. Je pense beaucoup à l’importance
de la respiration, je crois que je devrais arrêter de fumer, ce qui
serait déjà une étape dans l’apprentissage d’un nouveau
“respirer”. J’aimerais que nous devenions des spécialistes
dans un domaine totalement incongru, échappant au sens commun. Par
exemple toi, en dehors de l’art, parmi tes diverses expériences,
loisirs, petits boulots, qu’as-tu appris dont tu ne te sers jamais
? La connaissance et vraiment comme une boîte-à-outils je me rends
compte, alors de quel outils inutile souhaitons-nous nous lester ?
Je pense au fait d’écrire à
deux, et je pense que ces lettres, en dehors de leur fond, permettent
de saisir nos tics de langage, nos lexiques respectifs, nos styles...
Il serait sûrement non négligeable de décrypter ce qui fait notre
“patte” pour éventuellement la pervertir, l’anéantir ou se
l’échanger afin de briser
l’idée d’individu, créer alors une écriture quelconque !
Personnellement, j’aime la possibilité
de pouvoir ne pas être moi, et pourquoi pas devenir une entité avec
toi.
Pour toi, Julien