17 nov. 2012

13/63 et 14/63

Le 25/07/2012 à Léon

Très chère Leslie,
Je me permet une entorse au protocole pour répondre à tes deux lettres d’un seul coup.
Je me pose également la question du statut de ces lettres, je suis d’accord sur le fait qu’elles ne sont pas une fin en soi mais cet exercice me pose des questions. Tout d’abord sur l’actualité de ce geste, s’écrire à la main sur du papier alors que le mail serait à notre époque le support à questionner. La temporalité aussi. Le mail est instantané et immatériel, la lettre prend du temps et elle est manipulée par un certain nombre de personnes, l’ensemble du service postal, avant de nous parvenir. Peut-être ces nombreuses mains ont leur importance dans notre procédure, sans qu’elles le sachent. Imagine toutes les empreintes de doigts et de mains qui “touchent” notre intimité. Je pense que tout cela n’est pas innocent. Je trouve cet exercice intéressant aussi pour le fait que bientôt, d’ici 5 ans peut-être, 10 ans, les générations à venir ne connaîtront que le mail, le texto, l'instantané virtuel, et viendra rapidement le temps, et c’est presque déjà le cas, où nous écrirons exclusivement par l’intermédiaire d’un clavier et que plus personne n’aura de graphie personnelle, manuelle. L’écriture sera l’objet des conventions typographiques : tahoma, garamond, times, comic sans MS... L’hyper accélération des outils et des modes (modalités, manières techniques d’être au monde) feront de ces lettres un objet historique ou anachronique, et au final, une résurgence du romantisme et une affirmation de l’individu, pas au niveau du contenu mais au niveau musculaire, au niveau de la maîtrise de son poignet. Et en écrivant ici, je ne peux effacer un bloc de texte sans rature expressionniste, je ne peux faire de copier/coller.
Je pense alors que si mise en forme il y a, elle ne naîtra qu’à la fin de cette correspondance, pour le moment nous faisons. Mais je demeure persuadé que notre réflexion commune a une valeur, un intérêt, se sera à nous de savoir la déplacer au plus juste, au plus simple et au plus efficace. Une grille, pourquoi pas. Un livre, pourquoi pas. Ou même des reproductions photographiées ou scannées. Toujours est-il que je pense, comme toi, que nous produisons un dessin au vu de tout l’intérêt que nous portons à la graphie manuelle et à son support A4 quelconque. Tu me parles d’entrelacement, et comme toi, me dire que dès que j’écris nos deux espaces-temps se rejoignent est une très belle métaphore qui a sa réalité. Mais je dirais plutôt que ce geste n’est qu’un point focal, le moment de concentration d’une pensée dirigée vers l’autre qui elle, est permanente. Comme dans beaucoup de domaine, l’humain a besoin de rituel pour se rappeler, garder en mémoire et rendre tangible ce que les perceptions ont de récurrent mais uniquement dans chacune de nos individualité. Notre entrelacement n’a ni limite de temps et n’a pas besoin de ces feuilles, mais ce qui le maintient, ce sont davantage l’expérience vécue ensemble et sa conscience. Depuis qu’on est “séparés” (même si ce terme ne veut rien dire dans l’entrelacement) et que nous écrivons, je n’ai jamais eu autant la sensation de te porter, non pas sur moi, mais en moi, et je crois que c’est l’une des apogées de cette relation métaphysique. Tu n’es pas en face de moi pour me répondre, me guider, mais il me semble que j’emporte tes mouvements avec les miens, que tu parles avec ma voix, que le monde, je le vois aussi avec tes yeux. Plus j’y pense et plus je suis certain que nos mémoires sont complémentaires, dans chacun, il y a l’idée qu’on ne se transporte pas uniquement soi, mais aussi d’autres résidus, informatifs, sensibles, physiques, que ce soit l’œuvre, l’ami ou l’amour, on est jamais seul en soi, et comment pourrais-je dire que tu es loin alors que je te ressens où que je sois, quoi que je fasse. Comme dit Maître Eckhart, je ne te cherche pas car je sais que tu es là! Le phylactère se raccourci et j’ai tant de choses encore à te dire. J’aimerais beaucoup écrire (ou autre) à quatre mains avec toi, sur ces idées, compléter nos deux mémoires par un(e) seul(e). En excellente théoriste, tu es tout autant métaphysique que moi, et comme toi, je cherche les évidences (preuves) que même l’immatériel a quelque part, en nous, une actualité. Tu me transporte comme je te transporte.
À toi,
Julien