17 nov. 2012

27/63 et 28/63

Jeudi 02 août 2012 – Ramonville

     Julien,

     Après une longue journée de travail qui ne s’interrompt que maintenant à 21h46, je peux enfin répondre à ta lettre que j’ai reçue ce matin. Je vais essayer de retrouver la ferveur qui m’a animée à sa lecture.
     Pour commencer, je crois qu’il faut repenser les systématismes de nos propres concepts. En effet, rien de plus habituel et parfois automatique que les mots eux-mêmes, surtout lorsqu’on les utilise comme des outils. Les outils, il faut les tailler de temps en temps, les marteler, les aiguiser, bref ne pas les laisser se ramollir, ne pas les abandonner aux phrases, mais bien les ressaisir. Ta lettre m’a beaucoup frappée car j’ai eu l’impression que tu me (nous ?) reprochais d’accorder trop d’importance à la forme, alors que ce qui compte avant tout c’est le prétexte à l’écriture. Sur ce deuxième point nous sommes d’accord et ce depuis le début. Tu dis que le support est quelconque comme si on ne devait pas le penser. N’oublions pas que “l’être quelconque” n’est pas “l’être peu importe lequel” mais bien “l’être tel que de toute façon il importe” (Agamben). Donc la singularité quelconque est finalement ce qui nous est le plus proche, le plus familier, le plus intrinsèque. Le quelconque est d’une importance primordiale. Après, il nous appartient de négliger ce support “quelconque” en n’en faisant pas (et heureusement) l’objet de notre recherche. Mais il faut connaître les choses (c’est-à-dire s’en saisir et les manipuler) pour choisir de ne pas leur soutenir notre attention (les négliger si tu veux), sinon c’est juste de l’ignorance. Pour pouvoir négliger une chose il faut accepter de ne la faire pas. Et tout ce que tu n’écris pas existe quand même.
Cela dit, je vais t’épargner tout le discours sur la charge esthétique et conceptuelle du format A4, tout ça on connaît. Même si notre support peut nous paraître neutre, il ne faut pas oublier qu’il est par la négative affranchi de tout dispositif (numérique par exemple) et ça, c’est tout sauf anodin. Et si tu ne portes pas ton attention au papier alors comment peux-tu penser le temps et l’espace que nous utilisons. Pour moi, c’est indissociable. Ça ne me convient pas de faire des aller-retours constants entre le fond et les formes. Il devrait exister un équilibre qui nous permette d’évacuer ces questions (non pas de les négliger, mais de les faire balancer – c’est un mouvement qui ne cesse jamais – sans que ni l’une ni l’autre ne soit prégnante). Tu dis que la qualité des matériaux impose le respect chez qui les approche. J’aime traiter tout support avec une infinie rigueur (qui ne veut jamais dire préciosité). Tu sais que j’ai un rapport fort au papier. Le papier je m’y appuie, je le sens sous mes doigts, je souffle dessus pour faire voler les copeaux de gommes, je le fixe sans cesse et joue avec sa rugosité mais jamais je ne le regarde vraiment pour ce qu’il est, jamais je ne m’arrête à sa surface (même si j’en suis parfois tentée). Pourtant je sais qu’il est là derrière, quelque part, stable ou instable et je ne peux pas l’ignorer. Une page A4 ou un papier aquarelle 210g (ça existe ?), aucune différence de qualité. Mais tout est affaire de choix, au moment du terrassement, car le non choix mène à l’ajout abusif de sens, à l’hypocondrie. Plus on recherche la simplicité là où elle n’est pas, plus on va vers la sophistication. Il n’y a pas de simplicité, ou de recherche de neutralité dans mon choix du A4, juste une portée-de-la-main, comme mon écriture, l’écriture de ma main.
     J’ai adoré que tu parles de créer un style de vie. C’est une belle formule quand on l’imagine formée par nous deux. Peut-être notre projet d’écriture trouve-t-il une existence artistique dans le trou qu’il produit dans notre quotidien, il arrête nos autres gestes, les met en suspend pour un temps et un espace défini. Choisir de consacrer chaque jour (et ce parce que le courrier ne passe qu’une fois par jour) à l’écriture, à cette écriture, ce moment de concentration et ce support (et pas un autre), produire cette action en miroir de toi, envers et contre tout, voilà un style de vie.
À toi, Leslie.