17 nov. 2012

20/63 et 21/63

Mardi 31 juillet 2012 – Ramonville

     Mon cher Julien,

     Pour commencer, j’ai écrit dans ma dernière lettre que j’avais commencé à lire ton mémoire et la lettre que j’ai reçue ce matin est remplie d’entrelacement...
    C’est vrai que je ne me sens jamais aussi proche de toi (quand tu es éloigné) que lorsque je suis en train de t’écrire. Ces lignes contiennent ta réponse en puissance, non seulement parce que nous partageons des idées mais aussi dans la place que je t’offre avec les pages blanches (oui, je parle beaucoup de ça en ce moment). C’est moi qui dirige alors ? Moi qui choisi l’étendue de ton espace d’expression ? C’est moi qui fait la place que tu prend. Et si je cessais d’envoyer des pages blanches ? Non, je ne ferais pas ça car j’aime qu’une enveloppe (mon enveloppe) contienne trois pages à chaque fois. Toutes les pages viennent de moi, elles me reviennent toutes (enfin sauf celles que tu gardes où se trouve mon écriture, mais ce ne sont pas les plus nombreuses). C’est comme si j’avais déjà écris dessus à l’encre invisible (sympathique !) et que par le procédé de son voyage, la lettre me revenait révélée. Ou comme si je la regardais dans un miroir et qu’y apparaissait soudain l’écriture de mon double... un gaucher.

     On dirait qu’on est vraiment la même personne au moment où on écrit sur la même feuille, à ce moment là on peut être encore plus proche que l’un en face de l’autre. La page blanche sur laquelle nous couchons nos pensées et un lieu de notre intimité, comme un lit partagé. Désolée pour le petit jeu de mot pas terrible, mais au-delà de ça, c’est vrai qu’on vient dans le lit pour faire tous les deux la même chose (dormir) et qu’on y prend le même espace-temps sans pourtant être vraiment ensemble...
     Comme tu le vois j’ai commencé une seconde page, je repousse ton expression potentielle à une seule... Je parle par-dessus toi, ou je te coupe la parole. J’ai l’impression qu’on entretient plus le même statut d’égalité depuis que tu as introduit la deuxième page dans notre protocole d’écriture. Et en même temps, le fait que tu remplisses les deux pages que je t’envoie me plaît car, en ceci, le poids (20g) de mes enveloppe contient toujours le poids de nos deux écritures sans que l’une ou l’autre se trouve prégnante. Ça me rappelle un peu certaines œuvres de Gonzales-Torres à propos du poids de deux êtres ensemble qui n’en forment qu’un. Je parle de cet artiste à cause d’un certain goût doux-amer qu’il m’évoque, ça parle de l’amour et ça met mal-à-l’aise comme si on voudrait parfois pouvoir prendre de la distance avec le corps de l’autre. Comme s’il était trop dangereux de se fondre totalement avec l’autre, de devenir l’autre. La distance à parfois besoin d’être aussi au niveau de l’esprit. Je ne sais pas trop bien ce que je veux dire, je n’ai rien contre l’idée de ne faire qu’un avec toi, de te porter-sur-moi ou de partager avec toi le «terrain d’entente», d’attente ou d’attention qu’est cette page blanche qui suit. Mais c’est étonnant que cette intense (et d’ailleurs envoûtante) proximité qui surgit entre nous au moment de l’écriture ou de la lecture se produise justement lorsque nos deux corps sont à ce point éloignés. En fait, je pense que je fais une erreur en envisageant l’éloignement corporel comme une distance. Finalement, écrire une lettre, c’est très physique et c’est même peut-être (sans aucun doute) érotique. J’aimerais essayer de penser la corporéité de nos lettres, nos lettres manuscrites, à la main... à deux mains.
Toi, Julien