18 nov. 2012

39/63, 40/63 et 41/63

09/08/2012
Léon

“Si le blanc est signe de préciosité, il est aussi l’expression d’un “ne pas”. La non action et la retenue est signe d’une non urgence dans la nécessité, alors que affolement est dilapidation inutile et souvent improductive. Le détachement serait alors blanc ?”
SMS envoyé le
08/08/2012, peu
de temps après que
tu ai posté ta
lettre ayant pour
sujet le blanc.

     Leslie,
    J’ai pris beaucoup de retard je m’en excuse, le travail me laisse de moins en moins de temps de cerveau disponible, aussi vais-je tenter de me rattraper. Je ne sais pas si je réussirai à répondre à tes lettres dans le bon ordre, d’ailleurs est-ce si important de répondre, l’essentiel n’est-il pas, pour chacun, de d’abord s’exercer à maintenir sa pensée, le fil de sa pensée ? Une pensée qui ici se structure et s’élabore à deux.
    Le blanc est quelque chose qui m’interroge, voire qui m’obsède depuis longtemps, essentiellement pour ses enjeux, ses qualités de contre-forme et d’espace négatif. Tu dis que nos mots tracés dans le papier sont comme des trous. Je pense évidemment à la technique du poinçon employée par Michel-Ange pour reporter ses figures à la bonne échelle sur le plafond de la chapelle Sixtine. Ce trou est une réserve laissant place à l’émergence d’un plein, il est un vide, mais en réalité un plein en puissance. D’ailleurs, le poinçon ou le pochoir sont des techniques de report par le vide pour permettre un déplacement de l’inscription que l’on souhaite réaliser.
Quand tu dis que nos mots sont peut-être en fait des soustractions je ne peux qu’être d’accord avec toi. C’est par le vide que le plein peu exister, c’est par contraste qu’on voit les choses, il faut toujours faire place pour bâtir quelque chose. Un des grands axes du “Caractère destructeur” de Walter Benjamin que j’adore. Il y a une figure du vide qui m’a toujours passionnée depuis que je l’ai découverte, c’est l’éponge de Menger. Je crois que tu connais. Un cube est troué de part en part :


Ce qui me fascine dans cette structure du vide, c’est que si l’on pousse le vice, et c’est fait pour, si l’on perce à l’infini, il n’y a plus rien, plus de cube, alors qu’en fait il est toujours, seulement sa matérialité est réduite à l’infiniment petit. Tu sais dans mon mémoire je parle d’une idée répandue chez les chamanes et même chez d’autres spiritualités, et même en sciences physiques, que nous vivons dans une structure dont les axes infinis nous traverse, nous reliant alors tous, d’une certaine manière. Cette “éponge” serait alors la forme “cartésienne”, logique, d’un bon nombre de questions ou de raisonnements religieux. Et comme le complexe de Xénon, (je crois que c’est ça) qui dit que la flèche n’atteindra jamais sa cible car la distance qui les sépare est infinie, car tout espace, même le plus infime, est divisible par deux, en soi, aussi proche ou lointain que nous soyons, l’univers nous sépare toujours, sa distance j’entends, mais nous en restons tout de même reliés par la structure invisible dans laquelle tout baigne.
Ainsi, si nous (j’entends l’Humain) étions capable de raisonnements et d’une vision qui se libèrerait des entraves des réalités visibles, les notions de proche ou lointain, de distance, de séparation, deviendraient frelatées et nous serions capable d’entrevoir les affects d’une tout autre manière. Dans cette vision des possibles qui est pour le moins concrète, en tout cas s’établissant sur l’expérience communicable de la science, ces lettres participent au pont qui nous relie. Pont qui, à la vue de SMS qui avait pour sujet, sans le savoir, une partie de ta dernière lettre, reste ouvert et actif même dans l’espace négatif existant entre deux courriers, entre deux aller-retours.
     Je ne suis pas tout-à-fait d’accord avec toi au sujet des œuvres mortes inutiles à ta navigation. Je pense qu’œuvres vives et œuvres mortes cheminent ensemble et qu’elles s’influencent, même par défaut. C’est certain, le temps passé derrière ma plonge, œuvre morte, j’aimerais le passer à autre chose, t’écrire, marcher, lire, produire quelque de satisfaisant. Mais sans séparation, sans contrainte extérieure, produirions-nous cet échange ? Aurions-nous cette conversation ? Je pense d’ailleurs qu’il est important dans ce dialogue, que chacun de nous ait une activité de labeur économique ou autre, que tous les connaissions cette fragmentation entre écrit et travail, afin de satisfaire une forme d’égalité temporelle et de disponibilité intellectuelle. Sans cela, l’un ou l’autre subirait une forme d’attente plus longue, entraînerait sans doute une autre réflexion. Comme il était, je pense, bienvenu que nous ayons tout deux le même résultat à notre examen, c’est sans doute superficiel, ça peut le paraître, mais c’est tout de même important à notre équilibre. Si l’on veut qu’un échafaudage demeure stable durant son élaboration, il faut construire les deux côtés opposés simultanément. Échafaudage=structure du vide. Étagère, structure du vide également, prêt à recevoir tout ce qu’on est prêt à y ranger. Si une structure est un espace disponible, pourrait-on se définir une structure générale pour tout, capable de tout contenir. Je vais délirer un peu, mais le plan de Dieu, pour les religieux, le plan cosmique pour les païens, n’est-ce pas ce genre de structure dans laquelle tout peut exister, s’élaborer, s’imaginer, car prévue, ayant alors son espace vacant pour être ou devenir ? Encore une fois, maître Eckhart n’est pas loin dans ma tête, mais cela nourrit mon obsession que tout est là, prêt à être saisi quand la gravité s’en fera sentir.
     Tu parlais d’écrire en négatif. Tu sais que dans l’écriture hébraïque, écrire en blanc sur noir revient à figer les choses, un espace dense séparant chaque lettre (d’ailleurs c’est pour ça que chaque a une signification très forte dans le plan et la réalisation du monde) les rend fixes, comme une vérité ou pourquoi pas une prophétie. Je pense qu’On Kawara le savait bien, Opalka aussi, qui au fur et à mesure de son œuvre était au début dense pour aller vers l'éthéré à la fin de chaque tableau. Alors peut-être, nous qui sommes encore au stade du dense sur le vide, nous n’en sommes qu’au début de quelque chose qui a encore beaucoup de temps devant lui.
À toi, Leslie